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PHYSIONOMIE SOCIALE OU INDUSTRIE CULTURELLE ? Adorno et la critique de la radio chrétienne Paul Apostolidis La Découverte | « Réseaux » 2011/2 n° 166 | pages 159 à 190 ISSN 0751-7971 ISBN 9782707167866 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-reseaux-2011-2-page-159.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Physionomie sociale ou industrie culturelle ? Adorno et la critique de la radio chrétienne © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) DOI: 10.3917/res.166.0159 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Paul Apostolidis D © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Étant donné le rôle de la religion dans la culture de masse aux États-Unis, il n’est pas surprenant – bien que cela reste méconnu – que l’analyse d’un phénomène religieux se trouve au cœur des études sur la culture de masse menées par Theodor W. Adorno. En 1943, ce dernier achevait en effet une critique des allocutions radiophoniques d’un prédicateur fondamentaliste nommé Martin Luther Thomas. Diffusés initialement en juillet 1935, les discours de Thomas recouraient à une rhétorique antisémite afin de promouvoir la Christian American Crusade, son organisation politique et culturelle de droite. En abordant les radiodiffusions de Thomas de manière « micrologique », portant une attention soutenue aux tournures de phrase et autres détails de ses allocutions, Adorno s’attacha à faire la lumière sur l’empreinte de la totalité sociale dans laquelle émergeait le discours du prédicateur : un système caractérisé par une concentration croissante du pouvoir politique et économique, au profit d’un nombre restreint de grandes entreprises et d’un appareil d’État en plein essor. Pour Adorno, le programme radiophonique de Martin Luther Thomas incarnait, présageait et hâtait tout à la fois l’émergence du fascisme aux États-Unis. Cependant, ni la croisade de Thomas, ni l’étude d’Adorno ne menèrent leurs projets à terme. Ainsi, des enquêtes importantes sur l’histoire de la droite américaine et l’antisémitisme aux États-Unis ne font même pas mention de © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) e Weber à Habermas, les sociologues ont vu la laïcisation de la culture européenne comme une caractéristique centrale de la modernité. Aux États-Unis, en revanche, la religion n’a pas été supplantée par les formes culturelles de la société capitaliste avancée. Au contraire, elle s’est constamment transformée au gré de ces formes culturelles et elle continue aujourd’hui de survivre ouvertement au sein de la culture de masse. Au XIXe siècle et au début du XXe s’est établi un compromis complexe entre la religion et la culture populaire, comme en témoignent les représentations théâtrales des revivalistes et les productions de l’industrie cinématographique naissante (Moore, 1994). Aujourd’hui, la radiodiffusion, les programmes de télévision et les industries de l’édition émanant d’un vaste réseau d’entreprises chrétiennes évangéliques constituent un domaine important et dynamique de la culture de masse américaine. 162 Réseaux n° 166/2011 Thomas et de son mouvement. Quant à Adorno, il n’a jamais publié sa recherche, ce travail a donc échappé à la sévère discipline de correction à laquelle il s’obligeait d’habitude. Le résultat est peu reluisant. Bien que certains passages présentent un argument relativement cohérent, le travail d’ensemble – s’étalant sur près de 130 pages – est truffé de pensées incomplètes et d’incohérences méthodologiques. Si l’on tient compte de l’effort requis, ne serait-ce que pour défricher ce document brouillon, de la difficulté rencontrée pour démêler et peser les argumentations divergentes qui s’enchevêtrent dans le texte, et si l’on ajoute à cela l’inconséquence de son objet par rapport aux termes politiques conventionnels, il est compréhensible que l’étude d’Adorno sur Thomas n’ait guère attiré l’attention des chercheurs jusqu’ici. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Adorno a défendu énergiquement la critique immanente comme étant fondamentale pour l’analyse dialectique de la culture, bien qu’elle ne recouvre pas la dialectique en soi. Selon lui, n’importe quel objet culturel reflète et reproduit, dans ses tensions formelles et ses modalités de composition, les antagonismes structurels de la société. Adorno refusait cependant de réduire la culture à quelque superstructure que ce soit et d’en faire un épiphénomène du capitalisme. Il voyait plutôt la culture comme un moyen de préserver l’espoir de l’émancipation, et donc comme indispensable à tout projet révolutionaire. Il soutenait que la faculté d’un objet culturel à exprimer et à inspirer de la résistance contre la domination sociale dépend surtout de la résistance qu’opposent ses éléments internes et particuliers à se soumettre à une harmonie esthétique superficielle. Pour lui, la critique immanente – qui identifie les schémas d’ordre et les moments de désordre qui peuvent subsister dans la structure interne de l’objet – ainsi que la critique transcendante – qui examine les objets dans la perspective des relations sociales, définissables sur le plan empirique, caractérisant le contexte historique – constituaient les deux pôles de la critique culturelle dialectique. Cette critique dialectique – ou « physiono- © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Malgré ces insuffisances, « The Psychological Technique of Martin Luther Thomas’ Radio Addresses » (Adorno, 1977a) mérite aujourd’hui une relecture critique. Tout d’abord, à cause de la tension remarquable que présente l’étude entre le dessein d’Adorno consistant, d’une part, à éclairer les potentiels critiques de la culture à travers sa démarche immanente et, d’autre part, son désir de mettre au jour le pouvoir de la culture industrialisée, qui est paralysant sur le plan intellectuel et autoritaire sur le plan politique. Une deuxième raison pour laquelle l’étude d’Adorno reste pertinente aujourd’hui est, on le verra, liée au caractère particulier de sa démarche d’analyse critique de la droite chrétienne américaine. Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 163 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Adorno poursuivit ce mode d’interprétation dans ses réflexions sur la musique classique, la littérature et la philosophie. En revanche, dans ses recherches sur la musique populaire, le cinéma, la télévision et la radio, il aura rarement admis que les phénomènes propres à une culture produite en masse puissent posséder les qualités intrinsèques – ces aspects de construction délibérée que traduit la notion d’« œuvre » artistique – qui en auraient fait les premiers candidats de la critique immanente, et donc de la critique dialectique. En lieu et place, et tout particulièrement dans ses premiers écrits, Adorno a presque toujours traité la culture de masse comme la production standardisée d’un appareil industriel, fabriquée dans le seul but d’accroître la consommation de masse et de maximiser les profits des grandes entreprises. Ainsi, l’essai sur l’industrie culturelle dans La Dialectique de la raison tout comme (en grande partie) les essais « The Schema of Mass Culture » (1944), et « L’industrie culturelle » (1963), décrivent des objets de la culture de masse entièrement déterminés par l’entreprise commerciale qui les produit et les distribue. D’autres essais incluaient ces objets dans des catégories génériques qui étaient analysées dans leur ensemble – par exemple, « Jazz » et non la « Harlem Suite » de Duke Ellington. Bien entendu, si l’on tient compte de sa théorie de la critique dialectique et du rôle crucial joué par la critique immanente, on exclut d’entrée de jeu la possibilité que les objets de la culture de masse puissent manifester la moindre forme de protestation contre le statu quo économique et politique (cf. par exemple Adorno, 1938, 1986). 1. Voir Theodor W. Adorno, « Critique de la culture et société » dans Prismes (Paris, Payot, 1986). On court le risque de donner l’impression que la méthode dialectique d’Adorno était plus formalisée et explicite qu’elle ne l’était en réalité. Toujours méfiant envers les tendances réifiantes inhérentes à la pensée systématique et logique, Adorno a rarement tenté d’établir une série d’étapes précises à suivre dans le domaine de la critique culturelle – il s’efforçait au contraire d’ébranler les conventions de l’argumentation logique par son style d’écriture. Son approche de la culture prit plus souvent forme à travers des interprétations de phénomènes concrets que dans la réflexion méthodologique et abstraite. Néanmoins, « Critique de la culture et société » offre une introduction à sa notion de « physionomie sociale » : l’essai est rigoureusement et explicitement méthodologique, mais ne s’encombre pas du formalisme rampant qui assaille parfois la Dialectique négative ; et cela rend manifestes les tentatives les plus audacieuses d’Adorno de se différencier d’autres penseurs marxistes, ainsi que de la critique culturelle bourgeoise et traditionnelle. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) mie sociale », comme Adorno désignait cette méthode, puisqu’elle interprétait les singularités de surface ou la physionomie d’un objet en rapport avec les conditions sociales – lui permit d’élucider, dans un objet culturel, l’expression de la domination sociale, soit pour la renforcer, soit pour la contester 1. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Ayant observé la tendance d’Adorno à qualifier la culture de masse d’idéologique de part en part et à confiner ses interprétations de la culture de masse aux conditions technologiques et institutionnelles de production et de réception, les théoriciens contemporains de la culture ont choisi pour Adorno le rôle du père de l’analyse critique de la culture de masse qui doit être tué pour que cette démarche puisse mûrir. Face à cette critique, les défenseurs d’Adorno ont réagi de deux façons. Premièrement, ils ont attiré l’attention sur des écrits d’Adorno dans lesquels apparaissait un timide remaniement de sa position de La Dialectique de la raison, soit l’implacable dénonciation de la culture de masse – en s’intéressant en particulier à des textes comme « Transparencies on Film » (1966), « Prolog zum Fernsehen » (1953) ou encore « The Form of the Phonograph Record » (1934). Ce faisant, ils ont montré qu’Adorno a pris au sérieux l’idée selon laquelle les phénomènes de la culture de masse ont une construction immanente leur donnant les moyens d’« imiter » une forme « utopique » – plutôt que de simplement la « pervertir » (Koch, 1989 ; Levin, 1990) 2. Deuxièmement, certains ont réaffirmé la validité de la critique initiale de la culture industrielle, non pas comme une interprétation exhaustive et concluante de la culture de masse mais, comme l’écrit Miriam Hansen, comme la composante indispensable d’une « vision stéréoscopique qui jette un pont entre les extrêmes de la culture médiatique contemporaine : d’une part, un instrument pour une simulation toujours plus efficace de la présence de la différence et de l’identité, ainsi que leur réinscription tenace ; d’autre part, un modèle pour la culture post-moderne de la différence, pour de nouvelles formes syncrétiques d’expériences et d’imprévisibles formations de la vie publique » (Hansen, 1992, p. 73 ; Gendron, 1986, pp. 18-36). Une lecture critique mais charitable de « Martin Luther Thomas » offre une base différente mais complémentaire sur laquelle il est possible d’intervenir dans ce premier conflit argumentatif tout en renforçant ce second fil. Dans ce texte, Adorno porte en effet une attention soutenue et méticuleuse aux particularités immanentes du discours de Thomas, ce qui est inhabituel dans sa manière prédominante d’étudier la culture de masse mais constitue aussi la preuve indubitable de son avancée vers la « physionomie sociale ». Ici, Adorno ne se contente pas de réfléchir en termes généraux à la possibilité que certaines pratiques de 2. Miriam Hansen fournit également une explication claire de la distinction que fait Adorno entre le mimétisme qui ne fait qu’imiter son objet et réinscrit sa fausse apparence de réalité absolue, et le mimétisme qui « implique... une relation d’adaptation, d’affinité et de réciprocité, un échange non objectifiant avec l’Autre », qui lui permet de prendre « une fonction critique et correctrice vis-à-vis de la rationalité instrumentale » (Hansen, 1992). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) 164 Réseaux n° 166/2011 Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 165 production – comme par exemple le montage comme il le fait dans « Transparencies on Film » – puissent favoriser l’émergence de potentiels de négation au sein de la culture de masse. Il observe au contraire un objet spécifique de la culture de masse avec un égard peu commun pour sa singularité et sa complexité, et il tire des conclusions à propos des conditions sociales et économiques des formes de l’objet. Bien que la critique dialectique présuppose pour Adorno des moments d’immanence et de transcendance, la théorie doit commencer par concéder un « primat à l’objet » : la pensée ne peut résister à sa propre réification que si elle en puise la force dans les résistances qu’offre l’objet (Adorno, 1978). C’est précisément ce que fait Adorno dans son texte sur Thomas, en tout cas au début. Il affirme ici, en pratique plutôt que dans l’abstrait, que les phénomènes de la culture de masse pourraient être établis esthétiquement avec une intégrité dépassant l’unité artificielle imposée par l’industrie culturelle, et donc avec une capacité à exprimer et à inspirer de la résistance. Même si « Martin Luther Thomas » ne tient finalement pas cette promesse, comme je le montrerai, cet ouvrage apporte la preuve qu’en de notables occasions, Adorno a élargi les horizons intellectuels de sa théorie de la culture de masse 3. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) 3. L’étude de la rubrique astrologique du Los Angeles Times faite par Adorno, Des étoiles à terre (1953, trad. fr. 2000), représente l’autre exemple majeur dans lequel Adorno prend ses distances avec la théorie industrielle. Je n’analyse pas Des étoiles à terre dans cet article pour laisser la place à la question de la pertinence de « Martin Luther Thomas » dans l’étude de la droite chrétienne américaine contemporaine. Cela dit, il est important d’envisager Des étoiles à terre du point de vue de la tension entre la théorie de la culture industrielle d’Adorno d’une part, et sa méthode de la physionomie sociale, d’autre part. Stephen Crook pense que la valeur durable de Des étoiles à terre et de « Martin Luther Thomas » se trouve dans leur conceptualisation de la « psychodynamique de la modernité » et les techniques par lesquelles les agitateurs de droite et la culture industrielle exploitent ces dispositions « caractérologiques ». Cependant, si l’on privilégie cet aspect-là des textes, on prend le risque de négliger les éléments de « Martin Luther Thomas » et possiblement Des étoiles à terre dans lesquels Adorno commence à se débarrasser des tendances instrumentalistes et même mécanistes de ses incursions dans la psychologie sociale. Se penchant sur « Thomas » dans un mémoire postérieur, Adorno nous conseille de ne pas surestimer l’importance accordée aux facteurs psychologiques en général et l’« influence calculée des agitateurs » en particulier au moment d’expliquer ce qui favorise la croissance du fascisme. La « susceptibilité » aux attraits fascistes, Adorno prévient, « a une grande portée au cœur de la structure de la société ». Pour Adorno, un aperçu critique d’une telle dynamique prédisposée au fascisme dépend absolument de l’ébauche de la dialectique culturelle ; donc les moments les plus radicaux dans « Martin Luther Thomas » et peut-être aussi dans « Stars » sont ceux pendant lesquels Adorno place cette dialectique au premier plan (Crook, 1994). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Parallèlement, l’étude sur Thomas montre le caractère fructueux de la théorie de l’industrie culturelle pour l’analyse contemporaine de la culture de masse. 166 Réseaux n° 166/2011 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) 4. A. Huyssen (1983, p. 37) soutient de manière convaincante que « si on lit Adorno en commençant par la fin, partant de Dialectique de la raison jusqu’à l’essai sur Wagner de 1937-38, la charpente pour sa théorie de la culture industrielle était déjà en place avant sa rencontre avec la culture de masse américaine aux États-Unis ». Néanmoins, bien que dans son analyse sur Wagner Adorno développe en effet « les catégories essentielles du fétichisme et de la marchandise, de la faiblesse de l’ego, de la régression et du mythe » qui comprendraient plus tard un moule théorique pour la critique de la culture industrielle, bon nombre de ses réflexions sur les techniques spécifiques et concrètes employées par la culture industrielle semblent avoir été déterminées partiellement dans l’étude sur Thomas, comme je le démontre plus loin. 5. La notion que la force idéologique du discours fasciste tient davantage à ses éléments stylistiques qu’à une argumentation persuasive a aussi guidé les interprétations du fascisme faites par Adorno dans ses essais Anti-Semitism and Fascist Propaganda (1977a, 1946) et Freudian Theory and the Pattern of Fascist Propaganda (1977b, 1951). Ces deux textes, tout spécialement le premier, tirent parti des idées développées dans « Martin Luther Thomas ». Comme dans l’étude sur Thomas, ces essais notent les affinités entre la propagande fasciste, la publicité et d’autres pratiques de la culture industrielle, et utilisent des catégories développées dans le contexte de la théorie de la culture industrielle pour analyser le fascisme. Ces trois documents attestent donc de la véracité de la remarque sarcastique de Huyssen : « quand Adorno parle de fascisme, il parle de l’industrie culturelle » (Huyssen, 1983, p. 29). 6. C’est tout spécialement le cas des études faites en sciences politiques sur la droite chrétienne, qui tendent à traiter le discours du mouvement comme équivalent à son programme politique déclaré. Il est vrai que les penseurs notent fréquemment que les conservateurs chrétiens ont souvent popularisé leurs projets de culture de masse en adaptant des modes et des techniques de la culture dominante, la culture de masse laïque, ainsi que l’a fait Pat Robertson lorsqu’il emploie le format de l’émission de discussion dans son programme de télévision The 700 Club. Bien qu’une analyse perspicace qui rattache ces pratiques aux changements de politique publique tels que les modifications dans la régulation fédérale des moyens de communication, les auteurs qui traitent © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Dans sa critique des allocutions radiophoniques de Thomas, Adorno a mené un travail préparatoire considérable pour la théorie de l’industrie culturelle, ce qui, en soi, rend l’étude intéressante pour des raisons intellectuelles et historiques 4. Cela dit, des considérations politiques font également que la fonction spécifique de l’industrie culturelle dans « Martin Luther Thomas » mérite à présent d’être réexaminée. Dans ce texte, Adorno saisit la fusion persistante du conservatisme chrétien et de la culture de masse en analysant ce conservatisme en tant que culture de masse. Il est vrai qu’ayant mis l’accent sur le style et la « technique » des émissions de Thomas, Adorno a négligé un domaine d’enquête qui aurait conduit à l’évaluation des revendications substantielles de Thomas quant à la religion, aux valeurs morales et au gouvernement 5. Les témoignages populaires et académiques actuels se sont toutefois penchés excessivement sur la substance de la rhétorique du mouvement, particulièrement le contenu de son plan d’action, laissant les éléments techniques et stylistiques dans un déplorable état de sous-théorisation 6. L’usage fait des Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 167 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) De même que l’analyse critique de la droite chrétienne d’aujourd’hui doit éviter de réduire les dimensions stylistiques des communications du mouvement à un simple moyen de soutenir une liste de positions politiques, elle doit aller au-delà de l’hypothèse instrumentaliste selon laquelle les émissions et les publications des conservateurs chrétiens se résument à de simples gammes de produits d’une filiale grandissante de la machinerie des industries culturelles. À mener la critique de la culture de masse conservatrice chrétienne uniquement à l’aune de la théorie de l’industrie culturelle, on court le risque d’ignorer que ces phénomènes, qui n’engendrent pas systématiquement le cynisme et la désillusion, nourrissent parfois les espoirs les plus utopiques de leur public, ne serait-ce que de manière furtive. Si l’on omet de considérer ces exemples, on exclut la possibilité que les progressistes et les conservateurs chrétiens puissent trouver un terrain d’entente et former une coalition populiste susceptible d’ébranler des structures enracinées de pouvoir économique et politique. Cela nous ramène à la nécessité d’un type de critique auquel « Martin Luther Thomas » nous invite : une critique immanente de l’objet de ce sujet spéculent rarement sur les liens potentiels entre les éléments stylistiques de la programmation de la droite chrétienne et de vastes transformations socio-historiques. En revanche Martin E. Marty et R. Scott Appleby, éditeurs d’une séries de volumes sur le « fondamentalisme » aux États Unis et ailleurs, identifient l’exploitation vigoureuse des technologies de la culture de masse par les fondamentalistes comme un élément remarquable de l’aspect « moderniste » de ces fondamentalismes, et les décrivent comme une catégorie empirique et sociologique des réponses collectives à la modernité, qui à la fois « se battent » contre la modernisation et confirment son caractère irréversible, en faisant usage de moyens modernes d’organisation et de communication. Malgré tout, leur analyse reste à un niveau très abstrait et ne se penche jamais sur les caractéristiques de la culture de masse fondamentaliste. Enfin, un certain nombre de penseurs ont commenté sur le renfort religieux apporté par la télévision à l’idéologie néo-conservatrice du marché libre ; cependant, ces comptes rendus s’intéressent davantage à la substance du message de la culture de masse conservatrice chrétienne qu’à son style. En résumé, il manque à la littérature sur le conservatisme chrétien un effort de pensée sur le rapport dialectique entre les structures sociales et les particularités stylistiques de la culture de masse conservatrice chrétienne, et profiterait de la perspective intellectuelle que la théorie de la culture industrielle peut apporter (cf. Abelman & Hoover 1990 ; Bruce, 1990 ; Horsfield, 1984 ; Marty & Appleby, 1991). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) éléments de la théorie de l’industrie culturelle pour analyser la radio chrétienne de droite dans l’étude sur Thomas montre la possibilité de mobiliser un cadre intellectuel similaire capable de faire la lumière de manière critique sur des phénomènes qui, ayant fusionné l’exploitation des techniques industrielles mises à jour par Adorno et Horkheimer avec une véritable déclaration de « guerre culturelle » contre les valeurs modernes, ont porté la dialectique de la raison à son extrême, et de manière renouvelée – en tout cas aux États-Unis. 168 Réseaux n° 166/2011 la culture de masse, rendue dialectique à travers la physionomie sociale, qui déchiffre aussi le « code secret » selon lequel l’objet s’exprime et reproduit la domination sociale, et qui reconnaît les résistances « énigmatiques » et utopiques de l’objet contre l’injustice 7. Dans l’avant-dernière section de cet article, je procéderai à une physionomie sociale du discours de « Thomas », celle qui aurait émergé si Adorno avait mené jusqu’au bout la critique immanente du phénomène en question. J’offrirai ensuite un aperçu de ce que cette critique dialectique adornienne suggère concernant la relation entre la radio de droite chrétienne contemporaine et les changements structurels actuels dans l’économie politique (Apostolidis, 2000). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Avant d’entrer dans une discussion plus détaillée de l’étude sur « Thomas », il convient d’en souligner la thématique et sa proximité institutionnelle avec deux ouvrages plus connus, La personnalité autoritaire (1950) et Prophets of Deceit (1949) de Leo Löwenthal et Norbert Guterman. Ces trois écrits furent initialement conçus comme des contributions au projet du Comité Juif Américain (AJC) sur l’antisémitisme, qui était le pilier de son financement et le lieu principal de recherche pour Adorno et d’autres membres de l’Institut für Sozialforschung durant les années 1940 aux États-Unis. La personnalité autoritaire (Adorno, 2007 ; Wiggershaus, 1986) est le résultat aujourd’hui le plus connu de cette gigantesque entreprise de recherche. Pourtant, d’après le plan initial du projet, l’étude empirique des traits de personnalité proto-fascistes, dont l’analyse devint La personnalité autoritaire, devait représenter seulement une partie d’un effort beaucoup plus large. Pour compléter une analyse des attitudes subjectives, Adorno, Löwenthal et Paul Massing effectuèrent des études sur des émissions de radio de trois prédicateurs de droite – autrement dit, d’une idéologie proto-fasciste comme phénomène social objectif (Wiggershaus, 1994, pp. 351-380), et « Martin Luther Thomas » est l’une de ces études. Le Comité Juif Américain prévoyait que ces études mèneraient à « la publication d’un manuel grand public, illustré de croquis, qui permettrait d’exposer les ruses des agitateurs fascistes afin de les désarmer et de prévenir le public contre eux » (Wiggershaus, 1994, p. 358). Ce manuel n’a finalement jamais vu le jour, au même titre que d’autres composantes de ce projet global. À sa 7. Pour un éclaircissement précis sur les différentes fonctions de ces métaphores dans la théorie culturelle d’Adorno, et une réflexion sur leurs rapports aux formes mimétiques « perverses » et « utopiques » de leur comportement, voir Hansen (1992, pp. 54-57). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) « Thomas » dans son contexte historique Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 169 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Un coup d’oeil rapide sur Prophets of Deceit fait ressortir la spécificité de la méthode critique d’Adorno dans l’étude sur « Thomas ». Suivant le mode conventionnel de la critique marxiste, Löwenthal et Guterman partent du principe que les phénomènes culturels peuvent être analysés comme des moyens d’inculquer une idéologie propre à une société de classe et de contribuer au maintien de la domination capitaliste 8. La dynamique majeure de l’agitation de droite, soutenaient-ils, est d’empêcher les membres du public d’identifier les « causes objectives » de leur « malaise » socio-psychologique. Selon eux, le fait d’encourager les auditeurs à céder à leurs « élans irrationnels » comme « soulagement » à leurs sentiments d’« impuissance » face à des rapports de pouvoir incompréhensibles et à une désillusion quant aux valeurs et idéaux de la société, permet à l’agitateur de « voiler et fausser » la réalité sociale sousjacente qui est à l’origine de ces sentiments, soit « les transformations profondes qui surviennent dans notre structure économique et sociale » (Löwenthal & Guterman, 1970, pp. 7, 13-15). L’argument de Prophets of Deceit présuppose donc une perspective marxiste économiciste postulant une dichotomie rigide et empirique entre l’idéologie (ou le savoir qui découle de l’étouffement ou de la perversion des facultés rationnelles) et la vérité (qui résulte du fonctionnement sans entrave de la raison), ainsi qu’un lien mécaniste entre discours et rapports de classe. Bien entendu, ce n’est que de manière implicite que Löwenthal et Guterman ont revendiqué le statut de vérité scientifique de leurs généralisations à propos des transformations socio-structurelles et de la théorie de la société à la base de ces postulats. Pour Adorno, ce type de rationalisme naïf et ce déterminisme économique représente un égarement du marxisme à travers un retour à l’idéalisme et un abandon de la dialectique. Selon lui, cette analyse capitulait en effet face à l’idéalisme en attribuant une vérité a priori à des suppositions théoriques et en renonçant à un « rapport spontané à l’objet » – une « expérience » empiri8. Dans leur poursuite de cette forme d’idéologie critique, les penseurs continuèrent dans le mode analytique qui avait distingué les écrits antérieurs de Löwenthal pour l’Institut. Par exemple, Löwenthal avait analysé l’accueil fait à Dostoïevski dans la petite bourgeoisie allemande dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale. Löwenthal soutenait que la popularité de Dostoïevski parmi les membres de cette classe sociale était due au fait que l’auteur proposait une « consolation » spiritualiste et nationaliste qui acquittait l’individu de la nécessité de faire face aux problèmes sociaux au niveau de la politique et de l’économie (Jay, 1977). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) place, Prophets of Deceit fut publié en 1949 comme une « version érudite du manuel grand public prévu » (ibid.). 170 Réseaux n° 166/2011 que empathique à l’objet qu’Adorno conçoit comme antérieure à la compréhension théorique et qui donne à l’esprit la capacité de remettre en doute ses propres concepts (Adorno, 1986). La pensée dialectique, telle qu’Adorno la conçoit, va et vient entre objet et concept (ou entre les pôles d’immanence et de transcendance), de telle manière que chacun devient la référence pour soumettre l’autre à la réflexion critique. Ce travail de critique réciproque anéantit constamment l’apparence réifiée des phénomènes culturels et des catégories analytiques, c’est-à-dire l’enveloppe des objets et des concepts qui leur donne l’air naturalisé des choses en elles-mêmes. La vérité historique, soutient Adorno, émerge ainsi dans le champ de force créé par la pensée entre ces deux termes (Adorno, 1978). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Nul besoin d’aller plus loin que les premières pages de « Martin Luther Thomas » et de Prophets of Deceit pour reconnaître dans le texte d’Adorno sa préoccupation concernant le fait que la théorie provienne d’une expérience « spontanée » de l’objet, et l’absence troublante de cette inquiétude dans l’ouvrage de Löwenthal et Guterman. Ces derniers commencent par une longue citation tirée du matériel de leur recherche – il s’agit en réalité d’extraits de discours de différents agitateurs fascistes. Ce curieux prologue a pour effet de brouiller le rapport entre la théorie et les faits. D’une part, la théorie ne sert pas d’intermédiaire à l’information, puisque cette dernière est longuement présentée et n’est pas suivie d’une interprétation mais de déclarations générales sur le « public régulier » que les agitateurs attirent (Löwenthal & Guterman, 1970, pp. 1-4). D’autre part, cette information sur les prédicateurs est altérée par sa construction artificielle. Cependant, du fait que les auteurs n’explicitent pas leur perspective théorique et ne cherchent pas à la rendre autoréflexive, l’impact de cette citation initiale reste subjectif et son contenu grandiloquent a pour seul but d’attirer l’attention. Par la suite, Löwenthal et Guterman passent subitement à un style classique d’écriture empirique et scientifique : après avoir construit une typologie préliminaire des activistes politiques, ils présentent leur hypothèse pour se lancer dans un examen détaillé des tactiques de leurs sujets en exposant leurs arguments. Adorno, en revanche, commence par une position analytique qui évite autant l’absence de théorie que la complète immersion dans l’objet qui est implicite dans la citation composite de ses collègues. Adorno reste aussi plus proche de © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Le dÉbut de la physionomie sociale : la mÉthode dans l’Étude sur « Thomas » Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 171 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Adorno poursuit en proposant des raisons supplémentaires à l’« attitude » personnalisante de l’agitateur, rattachant par là même son diagnostic sur l’expérience de « désespoir, isolation et solitude » des individus à une conception plus large des conditions sociales : « Plus notre groupe devient impersonnel, plus la personnalité devient importante en tant qu’idéologie. Plus l’individu est réduit à un simple rouage dans la mécanique, plus l’idée de l’originalité de l’individu, son autonomie et son importance, doit être soulignée afin de compenser ses faiblesses » (Adorno, 1977, pp. 11-12). Enfin, Adorno spécule sur la dynamique psychologique par laquelle l’agitateur influence son auditoire: « Puisque cette [activité compensatoire] ne peut pas être faite de manière individuelle avec chacun des auditeurs ou en général et de façon abstraite, elle est faite à travers le meneur. On peut même dire qu’une partie du secret du leadership totalitaire est que le meneur présente une image de personnalité autonome qui est refusée aux partisans » (Adorno, 1977, p. 12). On peut établir deux distinctions déterminantes entre la procédure d’Adorno et celle de Löwenthal et Guterman. Tout d’abord, comme le suggère son engagement immédiat et critique dans l’information recueillie, Adorno ne structure pas son étude comme un déroulement linéaire d’un schéma causal unifié et déductif, comme le font Löwenthal et Guterman. Plutôt que de construire son analyse sur le mode de la confirmation d’une hypothèse abstraite à travers l’évaluation de phénomènes concrets fonctionnant comme des preuves exemplaires, Adorno la compose comme une série d’interventions ponctuel- © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) l’objet que ne le sont Löwenthal et Guterman lorsqu’il applique la médiation de la théorie. La première phrase de « Thomas » identifie, apparemment au hasard, un phénomène spécifique de ces allocutions: « Typiquement, le meneur fasciste se laisse aller à de longues déclarations sur lui-même ». Adorno passe ensuite à une spéculation sur les circonstances historiques et socio-psychologiques reflétées par la personnalité de l’agitateur: « Le détachement des relations personnelles nécessaire à n’importe quelle discussion objective présuppose une liberté intellectuelle et une force qui existe à peine dans les masses aujourd’hui. En outre, la “froideur” inhérente à l’argumentation objective intensifie le sentiment de désespoir, d’isolation et de solitude par lequel pratiquement tout individu souffre aujourd’hui – un sentiment auquel il désire échapper lorsqu’il écoute un discours public. Ceci a été bien compris par les fascistes. Leur propos est personnel. Il ne se rapporte pas simplement à leurs intérêts les plus immédiats, il englobe aussi la sphère privée de l’orateur luimême qui donne l’impression de mettre ses auditeurs dans la confidence et d’établir un rapprochement entre les personnes » (Adorno, 1977, p. 11). 172 Réseaux n° 166/2011 les examinant une à une les particularités distinctes du discours de Thomas à partir de la structure propre de chacune d’entre elles. Ensuite, au cœur de chacune de ces interventions, Adorno ne commence pas au niveau théorique pour examiner ensuite les caractéristiques de l’objet, mais procède de manière inverse. Autant pour la forme générale que pour les procédures spécifiques de l’étude sur Thomas, il privilégie son propre « rapport spontané à l’objet », une position que la posture critique et idéologique de ses collègues rejette en privilégiant une théorie de la société. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Comme Löwenthal et Guterman, Adorno met le doigt sur l’« émotionalisme » de l’agitateur comme objet-clef de l’analyse. Il décrit le mépris de Thomas pour le « self-control » stoïque et son incitation aux larmes et à la rage sauvage comme son « dispositif de décharge affective ». Pour Adorno, ce dispositif discursif suggère que « les gens veulent “céder”, cesser d’être des individus dans le sens traditionnel d’une unité qui se maintient et se régule elle-même ». Adorno postule qu’ils souhaitent renoncer à leur cohérence psychologique 9. Certains lecteurs se demanderont pourquoi je ne fournis pas de synopsis de cet ouvrage et de ses conclusions. Le caractère extrêmement fragmentaire de l’étude rend cet effort singulièrement laborieux mais aussi trompeur: l’étude n’est tout simplement pas organisée dans la manière hiérarchique qui présuppose le travail de récapitulation. Par là j’entends qu’elle n’est pas construite autour d’une thèse centrale établie au travers d’arguments subordonnés et de leurs corollaires. Au lieu de ça, elle se fige en un aggloméré d’exercices réitérés de réflexion critique qui, un par un – sans aucun but téléologique, et donc sans début ni fin logiques – décodent les aspects individuels du discours de « Thomas ». Puisque cet article se penche avant tout sur les questions méthodologiques, il me semble plus judicieux de décrire la méthode d’Adorno avec précision plutôt que de passer en revue le contenu de l’étude dans son entièreté. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Quelques exemples supplémentaires illustreront l’opération et les conséquences intéressantes de la méthode d’Adorno dans l’étude sur Thomas 9. Chacune des interventions critiques d’Adorno dans cette étude suit une série d’étapes semblables à celles qui caractérisent son interprétation de la rhétorique « personnaliste » de Thomas. Dans chacun des cas, Adorno articule, premièrement, la description du phénomène discursif qu’il identifie ; deuxièmement, les conditions sociales et psychologiques dont l’existence se manifeste par ce phénomène ; troisièmement, les circonstances socio-économiques d’où proviennent ces conditions et, quatrièmement, le mécanisme psychologique installé dans la personnalité, grâce auquel le dispositif discursif de Thomas a certains effets sur l’individu. En somme, la critique d’Adorno décode l’apparence superficielle de l’information, puisant en elle une formulation spéculative du rapport entre le sujet individuel et la totalité sociale. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) d’individus « parce qu’ils le doivent », en raison des changements dans la structure socio-économique. La structure monopoliste post-bourgeoise de l’économie, avance Adorno, ne récompense plus l’autocontrôle qui était l’attitude nécessaire de l’individu autonome dans l’ère libérale de la libre concurrence. Au lieu de cela, cette nouvelle structure capitaliste avancée exige des gens qu’ils cèdent à ses forces aussi paupérisantes sur le plan économique que destructrices sur le plan psychologique. Selon Adorno, l’accent mis par Thomas sur la « décharge affective » signifie au public que la sécurité de la conformité donne le feu vert à la rébellion contre les tabous sociaux traditionnels, poussant ainsi à un comportement irresponsable, voire violent, dans les conditions du « moi faible » (Adorno, 1977, pp. 19-20). Cela ressemble fort à l’idée, énoncée dans Prophets of Deceit, selon laquelle l’agitateur prescrit et façonne des « emportements irrationnels » pour « soulager » psychiquement les individus des traumatismes infligés par les dysfonctionnements du capitalisme avancé. Les différences principales sont ici, tout d’abord, que Adorno n’élève pas le motif d’« émotionalisme » à une propriété abstraite du discours dans son ensemble, mais l’examine dans le concret, comme une particularité propre au discours; ensuite, la représentation d’Adorno des conditions sociales naît de ce « rapport spontané à l’objet » dans sa spécificité et non de l’interprétation du discours dans son entièreté. La manière dont Adorno traite le discours s’accorde avec son insistance sur le fait que la théorie ne peut participer à la libération sociale que si elle confère un « primat » à son objet, que si elle se soucie d’aborder l’objet avec empathie, comme quelque chose qui existe en soi et pour soi (an und für sich, dans le sens de Hegel), et non pas comme quelque chose qui se soumet par avance à une catégorie de pensée. Un autre exemple de la démarche d’Adorno est son analyse de ce qu’il appelle le « dispositif du “grand petit homme” ». Adorno note que Thomas se présente non seulement comme un meneur fort, mais aussi comme une personne humble, située sur un pied d’égalité avec ceux à qui il s’adresse et jouant sans cesse les mendiants en faisant allusion à ses propres soucis financiers. Pour Adorno, ce moyen rhétorique révèle sans le vouloir le « sentiment d’insécurité universel dans les masses dans la période économique actuelle » dans laquelle l’individu ne peut plus se voir « comme le maître de son destin économique » mais comme « l’objet de forces économiques immenses et aveugles qui agissent contre lui » (Adorno, 1977, p. 30). Ces forces, soutient Adorno, peuvent à leur gré réduire l’individu à l’état de misère abjecte. En quémandant de la sorte, suppose Adorno, Thomas les soulage de la peur d’une précarisation soudaine grâce à un mécanisme psychologique d’identification. « Psychologiquement, [Thomas] prend sur lui de mendier, de se soumettre psychologiquement © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 173 174 Réseaux n° 166/2011 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Selon Adorno, le mécanisme psychologique d’identification fonctionne de deux façons. Il note que Thomas emploie fréquemment la « technique du “fait accompli” » qui consiste à « présenter une question de telle manière qu’elle ait l’air d’avoir été déjà décidée ». Passant ensuite au niveau de la psychologie sociale, Adorno suppose que ce moyen rhétorique trahit le désir du public de Thomas, qui se sent socialement impuissant, d’identifier ce qui ne va pas. Puisque les individus se sentent incapables de déterminer leur vie par l’exercice de leur libre-arbitre, à l’heure du « déclin de la libre entreprise et de l’initiative économique », ce désir d’identification à la force trouve son objet dans la société elle-même – à savoir, dans l’état des choses produit irrésistiblement par la structure sociale. Ce ne sont pas seulement les tendances structurelles de l’économie mais aussi l’institutionnalisation et le bombardement quotidien de la publicité marchande qui, aux yeux d’Adorno, favorisent un « effet de groupe » et une disposition majoritaire. La satisfaction du désir général « d’accepter et même d’adorer ce qui existe », soutient Adorno, résulte d’un niveau individuel de « transformation du sentiment d’impuissance en sentiment de force » (Adorno, 1977, pp. 52-55). Les spéculations sur les circonstances socio-économiques et socio-psychologiques qu’Adorno tire de son analyse sur les techniques rhétoriques de Thomas éclairent plusieurs aspects d’une société dans laquelle le pouvoir socio-économique est concentré dans les mains d’un petit nombre de personnes, au détriment de la majorité qui est abandonnée à son impuissance et à sa précarité. À chaque intervention, Adorno s’éloigne progressivement du rapport spontané à l’objet où sa critique avait commencé, en direction d’une position transcendante par rapport à l’objet qui comprend aussi bien la société que l’objet comme produits de rapports de pouvoir historiques. Il génère ainsi des représentations dialectiques du discours de Thomas, dans la mesure où il expose tout d’abord l’influence des conditions sociales sur les particularités de ce discours, pour attirer ensuite l’attention sur le fait que ces particularités entretiennent les traits psychologiques qui perpétuent ces mêmes conditions. Adorno montre ainsi comment le discours de Thomas reflète les circonstances socio-historiques et reproduit ces circonstances à travers ses effets sur la subjectivité. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) à la même humiliation qui fait peur à ses partisans, et donc se rachète de manière symbolique de la honte d’être un mendiant en assumant cette fonction à leur place et en la sanctifiant, pour ainsi dire » (Adorno, 1977, p. 30). Adorno prétend donc que le « dispositif du “grand petit homme” » auquel Thomas recourt a pour effet d’encourager des auditeurs à accepter humblement leur impuissance sociale. Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 175 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) En tenant sa promesse de traiter l’objet comme un phénomène intégral existant en soi et pour soi, une telle critique évite une réification de la théorie sociale et de l’objet. Mais, sur ce point, Adorno échoue finalement dans son étude sur Thomas. Bien qu’il tente clairement de suivre cette direction – en particulier si l’on compare « Martin Luther Thomas » aux ouvrages de ses collègues –, sa stratégie consistant à examiner chaque composante de la rhétorique de Thomas comme un élément indépendant adopte finalement une position déterministe sur le plan économique et psychologique. Du point de vue de sa méthode, l’étude sur « Thomas » n’effectue ni une critique immanente ni une physionomie sociale du matériau. Une telle analyse aurait admis que le discours était digne d’examen, conceptualisant ses éléments en fonction de leurs rapports entre eux au sein d’un ensemble complexe ; elle aurait identifié les moments d’incongruité, de disjonction ou d’antagonisme qui auraient pu gâcher l’harmonie de ces rapports. Enfin, elle aurait interprété cette dynamique immanente d’engagement et de désengagement comme l’expression, l’affirmation et peut-être la résistance à une dynamique de domination sociale. Puisqu’elles ne s’ancrent pas dans la critique immanente, les spéculations d’Adorno concernant les conditions historiques exprimées par le phénomène sont non seulement vagues sur le plan empirique et désarticulées sur le plan théorique mais aussi connectées au discours de façon arbitraire. Et c’est précisément en raison de l’absence de critique immanente que les instantanés socio-théoriques d’Adorno acquièrent un statut de vérité absolue dans cette étude. Autrement dit, dans « Martin Luther Thomas », la critique dialectique s’engage mal. Sans effort pour articuler la constitution interne du discours, l’expérience spontanée de l’objet ne livre pas de réflexion critique sur la théorie de l’ordre social ; à son tour, l’aveuglement de l’étude quant aux moments de désordre dans la composition de l’objet exclut tout éclaircissement sur les contradictions de la structure sociale ; au lieu de générer un champ de forces dialectique entre l’objet et le concept, Adorno produit un flux unidirectionnel d’énergie critique du concept à l’objet et s’abandonne ainsi à l’idéalisme. Pour quelle raison Adorno s’est-il gardé de faire la critique immanente du discours de Thomas, alors qu’il avait défini si soigneusement les éléments constitutifs de ce discours et réfléchi à leur propos avec tant d’imagination ? Une réponse plausible apparaît si l’on considère deux courants sous-jacents, distincts mais liés, dans l’étude. D’abord, ce sont les similitudes qu’Adorno © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) La physionomie sociale dÉsamorcÉe : « Martin Luther Thomas » comme travail prÉparatoire À la thÉorie de l’industrie culturelle 176 Réseaux n° 166/2011 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Dans « Martin Luther Thomas », Adorno mobilise et affine les concepts développés pour examiner ce qu’il comprenait comme le fascisme implicite aux États-Unis dans la culture industrialisée, et pour interpréter le fascisme à partir d’une forme explicite quoiqu’encore naissante dans le discours de Thomas. Sa démarche était d’autant plus évidente que Thomas comptait sur la radio pour diffuser son message. Cependant, pour Adorno, conférer au discours de Thomas le caractère d’un phénomène de l’industrie culturelle revenait à exclure la possibilité de soumettre le discours à une critique immanente. La dette que l’ouvrage doit au développement de la théorie de l’industrie culturelle apparaît au premier regard lorsqu’on le lit en pensant à La Dialectique de la raison. Le fil conducteur de l’analyse, pour peu qu’elle en ait un, est l’analyse qu’Adorno fait de Thomas en tant que producteur de culture de masse. « Thomas, dit Adorno, est un expert en publicité dans un domaine hautement spécialisé, celui de la transformation du sectarisme religieux en haine politique et raciale » (Adorno, 1977, p. 38). Pour Adorno, les allocutions radiophoniques de Thomas « doivent largement être interprétées comme une publicité pour les activités ésotériques non publiques du noyau dur des partisans qui © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) note à plusieurs reprises entre les aspects du discours de Thomas et les particularités des phénomènes de la culture de masse ; ensuite, c’est le fait qu’Adorno considère les idées politiques et religieuses de la rhétorique de Thomas à l’aune de leur utilité en tant que seuls « moyens » de manipulation. Mis à part la chaire de son église, le moyen de communication principal pour Thomas était la radio. Adorno voyait la radio comme l’incarnation par excellence de la « raison instrumentale », un esprit négatif mondial qui définissait la culture de masse administrée aux États-Unis et dans l’Allemagne nazie. Dans La Dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno soutiennent que les élans fascistes étaient inhérents à la structure technologique des émissions de radio, susceptible d’envahir les espaces les plus privés, sans ne jamais cesser ses activités et sans permettre de riposte de la part du public (Horkheimer & Adorno, 1974, p. 122). En outre, l’indépendance de la radio vis-à-vis du marché la transforma en un agent de réification de la pensée, plus puissant que toute autre forme de culture de masse (telle que le cinéma), puisque cette radio n’avait pas à satisfaire les critères les plus artificiels de choix individuel. « La radio, nouvelle venue progressiste de la culture de masse, écrivent-ils, tire toutes les conséquences qui sont refusées au film par son pseudo-marché ». Pour Horkheimer et Adorno, les émissions de radio révèlent donc, plus que tout autre phénomène, combien la culture industrielle américaine n’était qu’à un pas du totalitarisme fasciste. Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 177 vont à l’église de Thomas et comptent comme membres de son organisation politique » (Adorno, 1977, pp. 39-40). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Bon nombre des interprétations d’Adorno des techniques de Thomas présentent des idées qui deviendront des thèmes essentiels du chapitre sur la l’industrie culturelle de la Dialectique de la raison. Par exemple, Adorno écrit au sujet de la tendance à se « confesser » avec émotion sur ses faiblesses personnelles: « C’est une particularité universelle de la culture de masse actuelle, à laquelle répondent les chroniques de ragots dans certains journaux, les histoires personnelles racontées à la radio aux innombrables auditeurs, ou les magazines qui promettent “les véritables histoires”... C’est une fonction de l’attitude de furetage, profondément enracinée dans le processus psychologique inconscient, qui rêve du plaisir de jeter un œil sur la vie privée de son voisin – une attitude proche du fascisme » (Adorno, 1977, p. 12). Un an plus tard, dans la Dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer articulaient une idée similaire en termes plus théoriques, plus philosophiques et moins psychanalytiques : « L’intériorité, forme subjectivement réduite de la vérité, fut de tout temps assujettie aux maîtres de l’extérieur, bien plus qu’elle ne l’imaginait. L’industrie culturelle la transforme en mensonge évident. Elle n’est plus ressentie que comme rabâchage que l’on subit comme un arraisonnement aigre-doux dans les best-sellers religieux, les films psychologiques et les romans-feuilletons des magazines féminins, afin de pouvoir dominer d’autant plus sûrement les émotions de la vie © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Adorno compare parfois explicitement les moyens discursifs de Thomas aux tactiques de la publicité commerciale. Ainsi, la technique du « fait accompli » évoquée plus haut n’exprime pas simplement la prévalence de la « mentalité de groupe » en tant disposition socio-psychologique (dont la culture industrielle a favorisé la création), mais est en plus directement « empruntée à la publicité commerciale » comme technique de promotion (Adorno, 1977, pp. 52-56). De la même manière, Adorno pense que les affirmations fréquentes de Thomas selon lesquelles « la situation est désespérée et a atteint le summum de la crise, qu’un changement doit avoir lieu immédiatement », incorporent un « schéma commun en publicité: “cette offre n’est valable que pour quelques jours” » (Adorno, 1977, p. 74). Il est vrai qu’Adorno ajoute immédiatement que cette interprétation « ne fait qu’égratigner la surface du phénomène », et, enfin, situe la raison de l’emploi de la technique de « la dernière heure » dans la « situation objective » des auditeurs de Thomas, qui sont probablement « mécontents, voire même indigents » (Adorno, 1977, p. 76). Malgré tout, il reste qu’Adorno analyse l’action de Thomas comme une forme de publicité qui manipule les attitudes issues de la « situation objective » des consommateurs. 178 Réseaux n° 166/2011 réelle » (Horkheimer & Adorno, 1974, p. 152). De la même manière, Adorno soutient que le « dispositif de décharge affective » de Thomas stimule « ni plaisir ni joie réels, mais seulement la libération de la tristesse et l’accomplissement d’une satisfaction régressive née de la submersion de l’individu dans la communauté. En somme, la décharge affective présentée par le fascisme n’est qu’un simple substitut à la réalisation des désirs » (Adorno, 1977, p. 18). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) En outre, Adorno note que Thomas confère au terme « meneur » un « caractère de fétiche » en se référant toujours au leadership comme s’il s’agissait d’un bien en soi. Ce faisant, prétend Adorno, Thomas adopte le modus operandi de l’industrie publicitaire : « répétition incessante et omniprésente, planifiée de manière rationnelle mais qui émousse la capacité de discrimination consciente d’éventuels consommateurs » (Adorno, 1977, pp. 50-51). Ces remarques préfigurent les réflexions postérieures d’Adorno et Horkheimer sur la faculté de l’industrie culturelle à mobiliser le « pouvoir de la monotonie » pour convaincre le public qu’il doit accepter les divertissements que l’industrie leur fournit (Horkheimer & Adorno, 1974, pp. 147-148). Enfin, Adorno observe que Thomas exhorte son public à abandonner ses espoirs « utopiques » insensés, « avoir l’esprit pratique » et à profiter du marché qu’il propose : les inclure dans le mouvement pour sauver l’Amérique de la ruine du New Deal, en échange d’un petit don (Adorno, 1977, pp. 80-84). L’idée que l’affect pratique et économe de Thomas est idéologique contient l’embryon de l’argument subséquent selon lequel l’industrie culturelle revendique n’être « que du business » sur le plan © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Dans le chapitre sur l’industrie culturelle, ce concept réapparaît en étant mêlé à l’argument plus complexe selon lequel la « raison instrumentale » éteint non seulement la réflexion critique sur les objets naturels, mais aussi la jouissance spontanée de ces objets, puisqu’elles dépendent toutes deux d’une « expérience authentique » de l’objet : « L’industrie culturelle ne cesse de frustrer ses consommateurs de cela même qu’elle leur a promis. (…) L’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime. (…) La reproduction du sexuel en désir organise automatiquement sa répression. Par son ubiquité, la star de cinéma dont on est supposé s’éprendre n’est qu’une copie d’elle-même. (…) L’industrie culturelle remplace par le renoncement jovial la souffrance inhérente à l’ivresse comme à l’ascèse. La règle monastique interdit toute satisfaction du désir : il ne reste donc qu’à en rire. Chaque manifestation de l’industrie culturelle inflige aux victimes une fois de plus sans la moindre équivoque, la démonstration de la frustration permanente imposée par la civilisation. Leur offrir quelque chose et leur en priver en même temps : c’est tout un » (Horkheimer & Adorno, 1974, pp. 148-150). Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 179 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Selon Adorno, dans la mesure où la religion fait partie du discours de Thomas, elle n’existe qu’en tant que « toile de fond » affective, invoquée astucieusement par Thomas pour accroître l’efficacité de ses procédés publicitaires. Adorno considère bon nombre de dispositifs discursifs de Thomas comme dépendants de la laïcisation des stimuli religieux qu’il espère déclencher chez ses auditeurs (Adorno, 1977, p. 86). Il montre que « la technique du fait accompli » rappelle la doctrine protestante de la prédestination ; la technique de la « dernière heure », rappelle l’humeur apocalyptique de certains ordres religieux ; la dichotomie dogmatique entre ces « forces du mal » et les « forces de Dieu » rappellent le dualisme chrétien ; l’exaltation du peuple humble rappelle le « sermon sur la montagne » (Adorno, 1977, p. 86). Adorno consacre l’une des quatre sections de l’étude à un examen exclusif de l’usage du « médium religieux » par Thomas (Adorno, 1977, p. 86). Cette section identifie un certain nombre de techniques supplémentaires par lesquelles Thomas tourne à son avantage des attitudes, croyances et motifs théologiques associés au protestantisme fondamentaliste. Au-delà de ceux déjà cités plus haut, ces prédispositions comprennent la réceptivité du public au sermonnage théâtral et à la croyance qu’un comportement et une parole « hystériques », comme la glossolalie, sont des signes d’inspiration religieuse. Adorno soutient que Thomas joue en connaissance de cause sur ces associations religieuses pour donner une légitimité à son émotionalisme grandiloquent (Adorno, 1977, pp. 88-90). De la même manière, il prétend que Thomas fait accepter son antisémitisme en dénonçant simultanément les « Pharisiens » – c’est ainsi que Thomas qualifie les intellectuels juifs, précise Adorno – et en traitant la crucifixion comme symbole de la nécessité de verser du sang (pour Adorno, « le pogrom ») pour le salut de la nation (Adorno, 1977, pp. 105-110). Selon Adorno, Thomas invoque aussi la fidélité à la « foi de nos pères » afin de susciter l’enthousiasme pour un « nativisme agressif » et pour sa propre « autorité paternaliste » de meneur (Adorno, 1977, pp. 110-113). Ainsi, pour Adorno, le « charme principal » et la « marque déposée » de Thomas en tant qu’agitateur est l’« usage de la religion dans un but fasciste et la perversion de la religion en instrument de propagande pour la haine » (Adorno, 1977, p. 86) 10. 10. Dans sa contribution ultérieure à La personnalité autoritaire, Adorno identifie de manière presque explicite la religion comme une simple subdivision de la culture industrielle. Pour Adorno, la religion a complètement perdu sa substance distincte, ne laissant que des « résidus neutralisés » qui ne font que renforcer l’autorité sociale du marché administré. Adorno soutient © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) idéologique, pour justifier l’asservissement absolu de ses produits au statu quo et à l’absence conséquente d’éléments utopiques dans ces derniers. 180 Réseaux n° 166/2011 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) En effet, en s’attardant sur l’ingénuité personnelle de Thomas, sur son ambition et son intervention, « Martin Luther Thomas » régresse, ou peine peut-être à déboucher sur l’une des idées centrales de la théorie de l’industrie culturelle selon laquelle l’appareil dominant opère comme un système et qu’il n’est pas déterminé par les intentions subjectives ou les machinations des individus qui les exploitent. Par ailleurs, dans son étude, Adorno semble se satisfaire de l’idée selon laquelle le public écoute Thomas et s’abonne à ses journaux parce qu’il est floué, et il n’offre pas même l’ombre de l’idée, plus subtile qui est présentée dans La Dialectique de la raison, qui veut que les consommateurs consentent d’une certaine manière à être floués par l’industrie culturelle, qu’ils en consomment les produits « même s’ils n’en sont pas dupes » (Adorno, 1977, qu’au niveau individuel, la doctrine religieuse est « “consommée” au hasard comme un “bien culturel” ». Adorno avance que l’intérêt pour un « contenu spécifique » de cette doctrine fut remplacé au XXe siècle par l’acceptation machinale des « composants formels » qui sont « susceptibles d’être figés dans de simples formules ». Adorno ajoute qu’au niveau de la communauté, la « préservation » de la religion « dans une forme idéologique évasive » la transforma en « ciment social » utile au « maintien du statu quo » (Adorno, 1977b, pp. 431-435). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Le catalogage fait par Adorno des tactiques de Thomas en ce qui concerne la distorsion d’idées et de sentiments religieux à des fins fascistes est extrêmement détaillé et, en général, plausible. Cependant, l’assertion selon laquelle la religion n’assume un rôle dans le discours de Thomas que si elle se désintègre, ou comme un fouillis amorphe d’élans isolés, est un présupposé qu’Adorno n’examine pas de façon critique. En outre, ce présupposé convient un peu trop confortablement à son approche générale du discours de Thomas comme un phénomène de l’industrie culturelle – autrement dit, un phénomène à qui il manque une forme intégrale susceptible d’être analysée comme une expression culturelle de la domination sociale potentiellement autonome (et, peut-être, comme une protestation contre cette dernière). Car si un élément quelconque des propos de Thomas devait servir de socle à la cohérence structurelle de son discours, ou si un des investissements utopiques pouvait être préservé, ce serait sans doute l’élément religieux. Lorsqu’il insiste sur le fait que la religion fonctionne, dans le discours de Thomas, comme un méli-mélo d’affects immatures que Thomas, « astucieux psychologue des masses » et « technicien de la publicité », manipule à volonté, Adorno évite à sa convenance d’examiner plus avant la structure du discours pour voir si sa substance religieuse participe aux tensions structurelles internes qui pourraient à leur tour éclairer le rapport spécifique du discours aux contradictions sociales et structurelles (Horkheimer & Adorno, 1974, p. 167). Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 181 p. 108). L’étude sur Thomas est à son point le plus faible lorsqu’Adorno se réfugie dans un rationalisme assez naïf en appelant à la « contre-propagande » pour combattre les influences de Thomas. Par exemple, il affirme catégoriquement qu’il est « essentiel de signaler [aux] chrétiens ciblés par propagande fasciste que la manipulation fasciste des dogmes est blasphématoire » 11. Ces appels sans nuance à un sens commun rationaliste (ou dogmatique) ne ressemblent tellement pas à Adorno qu’ils ne peuvent être interprétés que comme la preuve que cet ouvrage n’est pas achevé et/ou comme des concessions sans conviction aux visées politiques du projet sur l’antisémitisme dans lequel s’inscrit l’étude sur Thomas. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) 11. Bien entendu, cette proposition pose la question de la manière dont l’analyste peut faire la distinction entre les catégories de l’utopie et du désespoir. Cette question mérite d’être examinée plus longuement, ce qui n’est ni possible ici ni nécessaire à l’exercice hypothétique qui nous occupe. Cependant, dans l’intérêt d’une définition de ses points-clef, permettez-moi de clarifier ma supposition qu’une notion de l’utopie qui peut potentiellement résonner plus profondément dans des conditions historiques distinctives que ne le fait la conception d’Adorno d’une particularité défiante, une notion qui pourrait incorporer non seulement une réalisation autonome de l’individualité, mais aussi une actualisation coopérative de la solidarité. Le désespoir, reconceptualisé en termes modifiés, mais non définis, par le précédent d’Adorno, comprendrait la soumission à l’effacement des particularités et l’abandon du désir de réconciliation entre groupes hostiles. (D’autres étudiants d’Adorno pourraient percevoir à juste titre que ces définitions présupposent que le potentiel radical de la culture aujourd’hui ne dépend pas de sa fidélité à l’injonction théologique négative contre les expressions de l’état de réconciliation, et que la théorie n’a pas besoin de suivre Adorno dans l’identification de l’élan critique uniquement dans la négation de la collectivité.) Malgré tout, cela laisse en suspens la question de situer des motifs justifiables pour interpréter un phénomène discursif donné comme utopique ou désespéré. À partir de ces positions différentes, un même récit ne pourrait-il pas sembler aller dans deux directions différentes, voire même diamétralement opposées ? Je ne peux pas ici répondre de manière satisfaisante à ce défi que le post-modernisme a posé à la théorie critique. Cela dit, j’avancerai que la découverte d’un élan utopique dans une description particulière de la notion d’individualitédans-la-solidarité n’oblige le théoricien ni à l’adoption d’une vision moderne classique du socialisme, avec son passé raciste, ethnocentrique et homophobe, ni à reconnaître le phénomène qui fait l’objet d’une analyse comme l’articulation autocohérente, exclusive et absolue du bien social ultime. Ma critique part du principe que l’utopie ne peut être envisagée (au début) que d’un point de vue historique défini – c’est-à-dire comme un projet historique de libération et de réconciliation, avec toutes les insuffisances nécessaires – mais qu’en pensant l’utopie dans son rapport dialectique avec sa négation déterminée dans l’expérience historique, apparaît la possibilité de récupérer ces aspects de projets politiques concrets qui nourrissent la communauté sans réprimer la différence, et donc la possibilité de transcender cette expérience en pensée et en pratique. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Malgré ces maladresses, l’association entre la critique de l’industrie culturelle (et son développement) et le geste esquissé en direction de la « physionomie 182 Réseaux n° 166/2011 sociale » est la véritable tension de cette étude. Adorno se tourne vers la théorie de l’industrie culturelle comme la source primaire de concepts analytiques pour son étude et il utilise en même temps le discours de Thomas comme un matériel d’expérimentation dans son travail d’affinement de cette théorie. Ce faisant, il s’est tout de même aventuré au-delà des limites de la théorie. Dans le contexte de l’ensemble de son œuvre, l’étude sur Thomas constitue un rare moment dans lequel Adorno assume un « rapport spontané » à un objet de la culture de masse, élevant ainsi la perspective de l’analyse du rapport dialectique de cet objet aux conditions socio-historiques. Ce qui distingue l’étude d’autres écrits d’Adorno est son insinuation d’une ambivalence concernant le caractère potentiellement autonome des phénomènes de la culture de masse au sein de la pratique réelle de la critique vis-à-vis d’objets particuliers. Ses autres travaux enregistrent cette ambivalence de façon plus abstraite et hypothétique. Ceci dit, cette étude et d’autres articles comme « Transparencies on Film » se complètent et prouvent qu’à plusieurs reprises Adorno va au-delà de l’approche de la culture de masse exposée dans sa théorie de l’industrie culturelle. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Spéculons maintenant brièvement sur la forme que l’analyse du discours de Thomas aurait pu prendre si elle avait poursuivi la critique dialectique avec davantage de détermination. Un tel exercice ne peut certes être qu’hypothétique et conditionnel, puisque les enregistrements ou les retranscriptions des discours de Thomas, tout comme les copies de ses journaux, ne sont pas faciles d’accès – si tant est qu’ils aient été préservés. Néanmoins, les citations nombreuses et longues qu’en fait Adorno nous fournissent un matériel très riche pour une interprétation. L’absence de correction du manuscrit d’Adorno évoquée plus haut nous rend donc ici paradoxalement service. En outre, alors que j’imagine de quoi aurait l’air une physionomie sociale plus minutieuse du discours de Thomas, je propose une reformulation de l’herméneutique d’Adorno mise en œuvre dans sa démarche de critique immanente. Adorno analysait toujours la forme d’un objet culturel du point de vue de la résistance des éléments de l’œuvre à s’accorder avec son idée générale. En conséquence, la silhouette socio-historique qui émerge encore et toujours des phénomènes culturels soumis au regard dialectique d’Adorno est celle d’un individu autonome qui refuse résolument de se conformer aux schémas de pensée et de comportements dominants dans la société du capitalisme avancé. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) La physionomie sociale anticipÉe : le discours de Thomas et les promesses en sursis du New Deal Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 183 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) On a vu que l’image de la société qu’Adorno extrait du discours de Thomas s’inscrivait solidement dans le moule qui caractérise la plupart de ses représentations d’une société capitaliste avancée : c’est l’image d’un monde éliminant en lui-même les particularités structurelles susceptibles d’encourager le développement de l’individualité, notamment en termes de raison autonome et critique. Cependant, si la critique immanente de ce discours adopte l’herméneutique suggérée plus haut, le discours de Thomas peut être compris davantage comme l’incarnation d’un ensemble de tensions sociales différentes, et qui sont plus spécifiques sur le plan historique, de la seule lutte de l’individu résistant à l’assimilation à la « fausse totalité » au sein d’un « monde administré ». Cela implique plus précisément de reconceptualiser le « rapport spontané à l’objet » dans la critique immanente, comme un moment d’empathie avec le récit d’espoir utopique et, à d’autres endroits, le récit de désespoir propre au discours de Thomas (Adorno, 1977, pp. 36-37, 58-59). Les passages cités par Adorno indiquent que ce genre de récit polarisé constitue une dynamique discursive fondamentale du discours de Thomas. Dans cet esprit utopique, Thomas décrit sa « croisade » comme l’un des grands mouvements des gens ordinaires pour aider le Christ à créer le royaume de Dieu sur terre. Ce mouvement unit ostensiblement ses participants dans une célébration harmonieuse et discriminatoire ouverte de leur but commun, quels que soient leur sexe, leur « classe », ou leur « race » (Adorno, 1977, pp. 81-83). Selon Thomas, © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Une théorie tournée vers la transformation progressive de la société moderne doit préserver cette image de résistance, si ce changement dépend de l’action collective. Encore qu’envisager la critique immanente d’un objet culturel du point de vue de ce seul rapport entre l’idée générale et les éléments particuliers limite inutilement la spécificité et la variété des récits sur la société que l’objet pourrait raconter. Il ne faut pas perdre de vue que si Adorno apprécie la valeur de l’individualité, ce n’est pas en soi, mais dans la mesure où il l’associe à la transcendance de l’oppression sociale. De la même manière, il dénonce la collectivité non pas en tant que telle, mais dans la mesure où elle représente la persistance de la domination. Ainsi donc, l’herméneutique qu’il faut garder d’Adorno, dans l’utilisation de la critique immanente pour déceler la physionomie sociale rendue par l’objet, ne relève pas de la polarisation entre l’universel et le particulier, mais plutôt d’une tension plus générale – dont la polarisation universel/particulier n’est qu’une des versions – entre un élément exprimant l’espoir utopique et l’opposé qui représente un compromis désespéré avec les structures de la domination sociale. 184 Réseaux n° 166/2011 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Malgré tout, Thomas sape ce récit d’espoir et de force par la prédiction d’une catastrophe imminente et il pousse ses auditeurs à adopter une attitude défensive. Ce récit se projette en partie avec appréhension dans l’assaut d’une nouvelle « Grande Guerre mondiale » probablement encore plus destructrice que la précédente (Adorno, 1977, pp. 93, 117-119). En outre, prévient Thomas, les Américains font face au « danger immédiat » d’un putsch communiste déjà quasiment achevé grâce aux machinations des traîtres présents dans le gouvernement et dans le système bancaire (Adorno, 1977, pp. 96, 101, 138). En effet, la fin du monde elle-même approche, avec le règne de l’« Antéchrist » en Union soviétique, la militarisation de l’Europe et de l’Asie, et la prodigieuse multiplication des catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre (Adorno, 1977, pp. 45, 51). À l’« heure terrible », quand des « orages » en tous genres menaceront les fondements mêmes de la Création, Thomas pense que les véritables patriotes devront revigorer la filiation vitale qui les connectent aux origines de leur peuple (Adorno, 1977, pp. 48, 111, 139). Les citoyens devront « défendre la liberté qui nous a été donnée par nos aïeux », restaurer les États-Unis comme « nation chrétienne » en se soumettant à un repentir national (Adorno, 1977, pp. 103, 109, 129). Par ce repentir, on rétablira la fidélité à « Dieu et à ses lois justes » et on résistera à toute foi idolâtre dans tous les « textes législatifs qui régleront la conduite de l’Homme » – notamment les lois prévoyant les indemnités de chômage, qui privent l’individu de « la joie du travail », « appauvrissent des millions de personnes dans ce pays qui est le nôtre » et donnent « de l’argent pour rien » aux « millions de personnes dans ce pays qui ne veulent pas travailler et n’accepteraient pas un poste s’ils en avaient l’occasion » (Adorno, 1977, pp. 67, 100, 138). Cela signifie aussi purger du corps national ces « forces diaboliques », ces « forces du mal » qui menacent la civilisation « occidentale », « anglo-saxonne » et « chrétienne » (Adorno, 1977, p. 52). Enfin, cela signifie prendre les armes, « aller au front » et être prêt à mourir (et à tuer) pour « défendre... cette grande institution » (Stoez & Karger, 1992, p. 10). Le récit désespéré de Thomas préconise ainsi © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) un accomplissement matériel et spirituel ultime attend tous ceux qui contribuent généreusement à la cause, lui apportant leurs ressources et leurs efforts (Adorno, 1977, pp. 41, 73, 99). Néanmoins, cette entreprise préserve et dépend absolument de l’intégrité individuelle de chaque membre, et affirme que l’expérience personnelle de la vérité est essentielle au « renouveau » collectif (Adorno, 1977, pp. 52, 109). Thomas exhorte ses auditeurs à avoir le courage de parler avec franchise et à se faire confiance (Adorno, 1977, pp. 51, 137). En résumé, il prêche autant pour un rajeunissement de la vigueur de l’individu que pour celui de l’esprit collectif, et il réclame le progrès du projet de démocratisation. Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 185 aussi bien la capitulation de l’autonomie individuelle (de manière plus significative, la citoyenneté autonome sous l’autorité laïque de la loi) que l’endurcissement des attitudes agressives d’exclusion des étrangers qui se trouvent au coeur de la nation. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Les partisans du New Deal décrivaient leur programme comme une « croisade » de réintégration des citoyens dans la distribution des fruits économiques de la société. Ils redéfinirent le contrat social américain en lui incorporant une notion nouvelle et utopique de l’État-providence. Malgré la vigueur et l’optimisme des cent premiers jours de Roosevelt, la nouvelle administration installa les premières composantes du « patchwork d’un État-providence » qui, n’émergeant pas d’une vision sociale cohérente, ne réussit pas à stimuler suffisamment la croissance pour apaiser la crainte de l’absence d’une reprise économique, poussa des millions de personnes au chômage et à l’indigence, et marqua le début d’un modèle durable de programmes administratifs qui 12. Les études principales de la droite chrétienne par les spécialistes en sciences politiques tendent à présupposer cette distinction élémentaire entre le conservatisme « économique » et « culturel » (cf. Bruce, 1987 ; Bruce, Kivisto & Swatos, 1995 ; Liebman & Wuthnow, 1983 ; Moen, 1989 ; Fox, 1992). Allen D. Hertzke reconnaît que la campagne présidentielle de Pat Robertson en 1988 échoua à intégrer « traditionalisme moral » et égalitarisme économique d’une manière populiste « classique » (comme le fit Jesse Jackson dans sa campagne la même année), mais ne commente pas suffisamment sur la fusion positive du « traditionalisme moral » avec un programme économique néo-conservateur élaboré (cf. Hertzke, 1993). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Comment la friction entre ces deux récits, si incompatibles en ton et en substance, peut-elle dès lors être décodée par la dialectique comme une figuration du conflit social ? Il paraît inconcevable qu’une physionomie sociale des émissions de radio diffusées aux États-Unis en juillet 1935 choisisse en premier lieu des points de référence empiriques, auxquels pourraient être reliés des moments de l’objet identifiés à travers la critique immanente, autres que la Grande Dépression et l’émergence de l’État-providence au niveau fédéral résultant du New Deal. La tension entre les moments narratifs utopiques-triomphants et catastrophiques-défensifs dans le discours de Thomas exprime en effet une tension fondamentale du début du New Deal. Rappelons d’abord qu’au moment de la diffusion de ces émissions, les effets de stabilisation économique du Social Security Act de 1935 ne s’étaient pas encore fait sentir. Quant aux premiers programmes, tels que le Civilian Conservation Corps et la Works Progress Administration, ils constituaient « des mesures intérimaires destinées à occuper les travailleurs jusqu’à ce qu’un marché du travail viable soit rétabli » 12. 186 Réseaux n° 166/2011 stigmatisèrent les nécessiteux au lieu de répondre à leurs besoins parce que leur situation est générée par la société 13. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) À la lumière de cette dialectique critique, qui ne peut être considérée que de manière provisoire en raison de l’absence d’un véritable travail sur les sources originelles, le discours de Thomas témoigne d’un élément propre de protestation contre les conditions de domination socio-économique et un aspect idéologique, et ni l’un ni l’autre ne ressortent dans l’interprétation d’Adorno. Cet exercice hypothétique montre au moins qu’une approche critique du discours aurait pu aller au-delà de l’évaluation qu’Adorno fait des émissions de Thomas en tant que phénomènes de l’industrie culturelle et qu’il aurait pu aborder le matériel avec la rigueur de la physionomie sociale. Par ailleurs, cet exercice suggère que la critique dialectique des phénomènes culturels, qu’ils appartiennent ou non à la culture de masse, n’a pas besoin d’être confinée à l’herméneutique caractéristique d’Adorno pour procéder à une critique immanente (analysant la structure de l’objet du point de vue du rapport entre général et particulier) ni à son attention pour seul type de récit de la société capitaliste avancée, celui de l’élimination des conditions sociales de l’autonomie individuelle. La physionomie sociale peut aussi être réalisée sur le terrain de la 13. Les études principales de la droite chrétienne par les spécialistes en sciences politiques tendent à présupposer cette distinction élémentaire entre le conservatisme « économique » et « culturel » (cf. Bruce, 1987 ; Bruce, Kivisto & Swatos, 1995 ; Liebman & Wuthnow, 1983 ; Moen, 1989 ; Fox, 1992). Allen D. Hertzke reconnaît que la campagne présidentielle de Pat Robertson en 1988 échoua à intégrer « traditionalisme moral » et égalitarisme économique d’une manière populiste « classique » (comme le fit Jesse Jackson dans sa campagne la même année), mais ne commente pas suffisamment sur la fusion positive du « traditionalisme moral » avec un programme économique néo-conservateur élaboré (cf. Hertzke, 1993). © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) En résumé, la coexistence ambiguë d’un sentiment de mission utopique avec l’adoption de fait d’une posture défensive et discriminatoire était inhérente à la réponse à la crise économique des années 1930 donnée par le gouvernement et des chefs d’entreprises. Pour sa part, le discours de Thomas exprimait cette tension sociale dans sa structure narrative avec le recul de l’élément optimiste et avant-gardiste au profit de l’élément catastrophiste et rétrograde. De plus, le discours a sans doute encouragé un consentement au fait que les aspirations utopiques du New Deal aient culminé dans des mesures défensives selon cette même structure narrative dans laquelle un appel à réaliser un sentiment communautaire transcendant fut remplacé par un appel aux armes pour défendre la tradition des véritables patriotes contre les étrangers stigmatisés. Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 187 critique immanente, qui thématise les tensions utopiques et contre-utopiques dans la structure du récit d’un phénomène, aussi bien que sur la base d’une conceptualisation empirique spécifique des circonstances historiques. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) À la lecture de « The Psychological Technique of Martin Luther Thomas’ Radio Addresses », il est frappant de voir combien les réflexions d’Adorno sur les émissions de la radio de droite chrétienne dans les années 1930 sont pertinentes pour l’analyse de phénomènes similaires aujourd’hui. L’accent mis sur la dimension personnelle et sur l’affectif, la duplicité des meneurs, des hommes puissants de l’élite représentés comme d’humbles croyants de la classe moyenne, le fait qu’ils incitent étrangement leurs publics à trouver du plaisir dans une attitude mélancolique de résignation à leur sort, la dénonciation d’un président démocrate comme le quasi-Führer d’un État-providence démesuré et dépensier, l’incrimination d’un groupe jugé incapable d’être assimilé, aux niveaux physiologique, social ou religieux, à l’Amérique chrétienne – tous ces motifs persistent dans le discours de la droite chrétienne contemporaine. Ces résonances font ressortir les apports principaux de cette étude sur Thomas, du point de vue de sa capacité à répondre au problème d’aujourd’hui consistant à comprendre la relation existant entre un conservatisme chrétien prompt à s’insurger et les structures établies du pouvoir politique et économique. Dans son analyse du conservatisme chrétien comme culture de masse, Adorno ouvre une voie au-delà de la classification standard des factions de la droite en conservateurs « économiques » et conservateurs « culturels », deux groupes dont la coopération est perçue comme opportuniste par la plupart des intellectuels et des médias, comme une stratégie externe aux buts et aux motivations principales de chaque groupe. L’étude de la manière dont la droite chrétienne se présente dans la culture de masse, plutôt que le confinement de l’analyse des changements de politique préconisés par le mouvement et du montant en dollars ou du nombre de votes et d’appels téléphoniques qu’il a mobilisés dans ce but, nous livre un aperçu précieux du renforcement de la tendance à s’accommoder des rapports d’autorité politique et économiques au sein de la culture chrétienne conservatrice. Indépendamment des intentions des meneurs, et malgré les effets perturbateurs de certaines activités du mouvement sur les projets des cadres de Hollywood et des gros bonnets du Parti républicain, la réflexion et le renforcement du statu quo politico-économique dans la culture de masse du conservatisme chrétien sont des éléments puissants de l’activité de ce mouvement dans la société américaine aujourd’hui. © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Conclusion 188 Réseaux n° 166/2011 © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Traduit de l’américain par Anna Rascouët-Prat © La Découverte | Téléchargé le 03/06/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43) Bien que l’étude sur Thomas offre des aperçus de ce caractère idéologique du conservatisme chrétien, une lecture judicieuse et critique du texte encourage les chercheurs d’aujourd’hui à éviter de supposer, comme Adorno, que les seules relations de la culture de masse chrétienne et conservatrice avec la domination sociale sont de nature idéologique. Sur le plan méthodologique, cela signifie faire un effort sérieux de critique immanente de la culture de masse de la droite chrétienne conservatrice, de manière à ce que le « rapport spontané à l’objet » préconisé par Adorno devienne le point de départ d’une pensée dialectique. Sur le plan politique, les analyses qui se font sur ce terrain sont en mesure de montrer que les protestations de la droite chrétienne contre la culture contemporaine dominante ne sont pas qu’un simple rejet réactionnaire de la libération partielle aux niveaux sexuel, racial et autres, mais sont aussi l’expression des appels ponctuels à la résistance contre les mêmes conditions historiques de domination et d’oppression qui sont thématisées par les groupes progressistes. L’analyse du conservatisme chrétien sous forme de culture de masse menée par Adorno dans son étude sur Thomas, tout en se préoccupant du potentiel dialectique de la culture de masse, mais de manière non aboutie comme on l’a vu, permet d’éclaircir les moments de résistance articulés involontairement par la droite chrétienne. Dans la reconnaissance des manifestations d’une politique utopique – voire d’une foi utopique –, même réprimées par les tendances idéologiques prépondérantes, réside la possibilité d’une insurrection populaire véritablement radicale. Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 189 RÉfÉrences Adorno T. W. (1936), « Über Jazz », in Zeitschrift für Sozialforschung, 5(2), pp. 235-257 Adorno T. W (1977b), « The Psychological Technique of Martin Luther Thomas’ Radio Addresses », in T. W. Adorno, Gesammelte Schriften, Soziologische Schriften II, Band 9.1, Frankfurt am Main, Suhrkamp, pp. 7-141. Adorno T. W (1977a, 1946), « Antisemitism and fascist propaganda », in T. W. 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