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PHYSIONOMIE SOCIALE OU INDUSTRIE CULTURELLE ?
Adorno et la critique de la radio chrétienne
Paul Apostolidis
La Découverte | « Réseaux »
2011/2 n° 166 | pages 159 à 190
ISSN 0751-7971
ISBN 9782707167866
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Physionomie sociale
ou industrie culturelle ?
Adorno et la critique de la radio chrétienne
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DOI: 10.3917/res.166.0159
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Paul Apostolidis
D
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Étant donné le rôle de la religion dans la culture de masse aux États-Unis, il
n’est pas surprenant – bien que cela reste méconnu – que l’analyse d’un phénomène religieux se trouve au cœur des études sur la culture de masse menées
par Theodor W. Adorno. En 1943, ce dernier achevait en effet une critique des
allocutions radiophoniques d’un prédicateur fondamentaliste nommé Martin
Luther Thomas. Diffusés initialement en juillet 1935, les discours de Thomas
recouraient à une rhétorique antisémite afin de promouvoir la Christian American Crusade, son organisation politique et culturelle de droite. En abordant les
radiodiffusions de Thomas de manière « micrologique », portant une attention
soutenue aux tournures de phrase et autres détails de ses allocutions, Adorno
s’attacha à faire la lumière sur l’empreinte de la totalité sociale dans laquelle
émergeait le discours du prédicateur : un système caractérisé par une concentration croissante du pouvoir politique et économique, au profit d’un nombre
restreint de grandes entreprises et d’un appareil d’État en plein essor. Pour
Adorno, le programme radiophonique de Martin Luther Thomas incarnait,
présageait et hâtait tout à la fois l’émergence du fascisme aux États-Unis.
Cependant, ni la croisade de Thomas, ni l’étude d’Adorno ne menèrent leurs
projets à terme. Ainsi, des enquêtes importantes sur l’histoire de la droite
américaine et l’antisémitisme aux États-Unis ne font même pas mention de
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e Weber à Habermas, les sociologues ont vu la laïcisation de la
culture européenne comme une caractéristique centrale de la modernité. Aux États-Unis, en revanche, la religion n’a pas été supplantée
par les formes culturelles de la société capitaliste avancée. Au contraire, elle
s’est constamment transformée au gré de ces formes culturelles et elle continue aujourd’hui de survivre ouvertement au sein de la culture de masse. Au
XIXe siècle et au début du XXe s’est établi un compromis complexe entre
la religion et la culture populaire, comme en témoignent les représentations
théâtrales des revivalistes et les productions de l’industrie cinématographique
naissante (Moore, 1994). Aujourd’hui, la radiodiffusion, les programmes de
télévision et les industries de l’édition émanant d’un vaste réseau d’entreprises chrétiennes évangéliques constituent un domaine important et dynamique
de la culture de masse américaine.
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Thomas et de son mouvement. Quant à Adorno, il n’a jamais publié sa recherche, ce travail a donc échappé à la sévère discipline de correction à laquelle il
s’obligeait d’habitude. Le résultat est peu reluisant. Bien que certains passages
présentent un argument relativement cohérent, le travail d’ensemble – s’étalant sur près de 130 pages – est truffé de pensées incomplètes et d’incohérences méthodologiques. Si l’on tient compte de l’effort requis, ne serait-ce que
pour défricher ce document brouillon, de la difficulté rencontrée pour démêler
et peser les argumentations divergentes qui s’enchevêtrent dans le texte, et si
l’on ajoute à cela l’inconséquence de son objet par rapport aux termes politiques conventionnels, il est compréhensible que l’étude d’Adorno sur Thomas
n’ait guère attiré l’attention des chercheurs jusqu’ici.
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Adorno a défendu énergiquement la critique immanente comme étant fondamentale pour l’analyse dialectique de la culture, bien qu’elle ne recouvre
pas la dialectique en soi. Selon lui, n’importe quel objet culturel reflète et
reproduit, dans ses tensions formelles et ses modalités de composition, les
antagonismes structurels de la société. Adorno refusait cependant de réduire
la culture à quelque superstructure que ce soit et d’en faire un épiphénomène
du capitalisme. Il voyait plutôt la culture comme un moyen de préserver l’espoir de l’émancipation, et donc comme indispensable à tout projet révolutionaire. Il soutenait que la faculté d’un objet culturel à exprimer et à inspirer
de la résistance contre la domination sociale dépend surtout de la résistance
qu’opposent ses éléments internes et particuliers à se soumettre à une harmonie esthétique superficielle. Pour lui, la critique immanente – qui identifie
les schémas d’ordre et les moments de désordre qui peuvent subsister dans la
structure interne de l’objet – ainsi que la critique transcendante – qui examine
les objets dans la perspective des relations sociales, définissables sur le plan
empirique, caractérisant le contexte historique – constituaient les deux pôles
de la critique culturelle dialectique. Cette critique dialectique – ou « physiono-
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Malgré ces insuffisances, « The Psychological Technique of Martin Luther
Thomas’ Radio Addresses » (Adorno, 1977a) mérite aujourd’hui une relecture
critique. Tout d’abord, à cause de la tension remarquable que présente l’étude
entre le dessein d’Adorno consistant, d’une part, à éclairer les potentiels critiques de la culture à travers sa démarche immanente et, d’autre part, son désir
de mettre au jour le pouvoir de la culture industrialisée, qui est paralysant sur le
plan intellectuel et autoritaire sur le plan politique. Une deuxième raison pour
laquelle l’étude d’Adorno reste pertinente aujourd’hui est, on le verra, liée au
caractère particulier de sa démarche d’analyse critique de la droite chrétienne
américaine.
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Adorno poursuivit ce mode d’interprétation dans ses réflexions sur la musique
classique, la littérature et la philosophie. En revanche, dans ses recherches
sur la musique populaire, le cinéma, la télévision et la radio, il aura rarement
admis que les phénomènes propres à une culture produite en masse puissent
posséder les qualités intrinsèques – ces aspects de construction délibérée que
traduit la notion d’« œuvre » artistique – qui en auraient fait les premiers candidats de la critique immanente, et donc de la critique dialectique. En lieu et
place, et tout particulièrement dans ses premiers écrits, Adorno a presque toujours traité la culture de masse comme la production standardisée d’un appareil
industriel, fabriquée dans le seul but d’accroître la consommation de masse et
de maximiser les profits des grandes entreprises. Ainsi, l’essai sur l’industrie
culturelle dans La Dialectique de la raison tout comme (en grande partie) les
essais « The Schema of Mass Culture » (1944), et « L’industrie culturelle »
(1963), décrivent des objets de la culture de masse entièrement déterminés
par l’entreprise commerciale qui les produit et les distribue. D’autres essais
incluaient ces objets dans des catégories génériques qui étaient analysées dans
leur ensemble – par exemple, « Jazz » et non la « Harlem Suite » de Duke
Ellington. Bien entendu, si l’on tient compte de sa théorie de la critique dialectique et du rôle crucial joué par la critique immanente, on exclut d’entrée
de jeu la possibilité que les objets de la culture de masse puissent manifester
la moindre forme de protestation contre le statu quo économique et politique
(cf. par exemple Adorno, 1938, 1986).
1. Voir Theodor W. Adorno, « Critique de la culture et société » dans Prismes (Paris, Payot,
1986). On court le risque de donner l’impression que la méthode dialectique d’Adorno était plus
formalisée et explicite qu’elle ne l’était en réalité. Toujours méfiant envers les tendances réifiantes inhérentes à la pensée systématique et logique, Adorno a rarement tenté d’établir une série
d’étapes précises à suivre dans le domaine de la critique culturelle – il s’efforçait au contraire
d’ébranler les conventions de l’argumentation logique par son style d’écriture. Son approche de
la culture prit plus souvent forme à travers des interprétations de phénomènes concrets que dans
la réflexion méthodologique et abstraite. Néanmoins, « Critique de la culture et société » offre
une introduction à sa notion de « physionomie sociale » : l’essai est rigoureusement et explicitement méthodologique, mais ne s’encombre pas du formalisme rampant qui assaille parfois
la Dialectique négative ; et cela rend manifestes les tentatives les plus audacieuses d’Adorno
de se différencier d’autres penseurs marxistes, ainsi que de la critique culturelle bourgeoise et
traditionnelle.
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mie sociale », comme Adorno désignait cette méthode, puisqu’elle interprétait
les singularités de surface ou la physionomie d’un objet en rapport avec les
conditions sociales – lui permit d’élucider, dans un objet culturel, l’expression
de la domination sociale, soit pour la renforcer, soit pour la contester 1.
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Ayant observé la tendance d’Adorno à qualifier la culture de masse d’idéologique de part en part et à confiner ses interprétations de la culture de masse aux
conditions technologiques et institutionnelles de production et de réception,
les théoriciens contemporains de la culture ont choisi pour Adorno le rôle du
père de l’analyse critique de la culture de masse qui doit être tué pour que
cette démarche puisse mûrir. Face à cette critique, les défenseurs d’Adorno
ont réagi de deux façons. Premièrement, ils ont attiré l’attention sur des écrits
d’Adorno dans lesquels apparaissait un timide remaniement de sa position de
La Dialectique de la raison, soit l’implacable dénonciation de la culture de
masse – en s’intéressant en particulier à des textes comme « Transparencies
on Film » (1966), « Prolog zum Fernsehen » (1953) ou encore « The Form of
the Phonograph Record » (1934). Ce faisant, ils ont montré qu’Adorno a pris
au sérieux l’idée selon laquelle les phénomènes de la culture de masse ont une
construction immanente leur donnant les moyens d’« imiter » une forme « utopique » – plutôt que de simplement la « pervertir » (Koch, 1989 ; Levin, 1990) 2.
Deuxièmement, certains ont réaffirmé la validité de la critique initiale de la
culture industrielle, non pas comme une interprétation exhaustive et concluante
de la culture de masse mais, comme l’écrit Miriam Hansen, comme la composante indispensable d’une « vision stéréoscopique qui jette un pont entre les
extrêmes de la culture médiatique contemporaine : d’une part, un instrument
pour une simulation toujours plus efficace de la présence de la différence et de
l’identité, ainsi que leur réinscription tenace ; d’autre part, un modèle pour
la culture post-moderne de la différence, pour de nouvelles formes syncrétiques d’expériences et d’imprévisibles formations de la vie publique » (Hansen,
1992, p. 73 ; Gendron, 1986, pp. 18-36).
Une lecture critique mais charitable de « Martin Luther Thomas » offre une base
différente mais complémentaire sur laquelle il est possible d’intervenir dans
ce premier conflit argumentatif tout en renforçant ce second fil. Dans ce texte,
Adorno porte en effet une attention soutenue et méticuleuse aux particularités
immanentes du discours de Thomas, ce qui est inhabituel dans sa manière prédominante d’étudier la culture de masse mais constitue aussi la preuve indubitable de son avancée vers la « physionomie sociale ». Ici, Adorno ne se contente
pas de réfléchir en termes généraux à la possibilité que certaines pratiques de
2. Miriam Hansen fournit également une explication claire de la distinction que fait Adorno
entre le mimétisme qui ne fait qu’imiter son objet et réinscrit sa fausse apparence de réalité
absolue, et le mimétisme qui « implique... une relation d’adaptation, d’affinité et de réciprocité,
un échange non objectifiant avec l’Autre », qui lui permet de prendre « une fonction critique et
correctrice vis-à-vis de la rationalité instrumentale » (Hansen, 1992).
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production – comme par exemple le montage comme il le fait dans « Transparencies on Film » – puissent favoriser l’émergence de potentiels de négation
au sein de la culture de masse. Il observe au contraire un objet spécifique de
la culture de masse avec un égard peu commun pour sa singularité et sa complexité, et il tire des conclusions à propos des conditions sociales et économiques
des formes de l’objet. Bien que la critique dialectique présuppose pour Adorno
des moments d’immanence et de transcendance, la théorie doit commencer par
concéder un « primat à l’objet » : la pensée ne peut résister à sa propre réification que si elle en puise la force dans les résistances qu’offre l’objet (Adorno,
1978). C’est précisément ce que fait Adorno dans son texte sur Thomas, en tout
cas au début. Il affirme ici, en pratique plutôt que dans l’abstrait, que les phénomènes de la culture de masse pourraient être établis esthétiquement avec une
intégrité dépassant l’unité artificielle imposée par l’industrie culturelle, et donc
avec une capacité à exprimer et à inspirer de la résistance. Même si « Martin
Luther Thomas » ne tient finalement pas cette promesse, comme je le montrerai, cet ouvrage apporte la preuve qu’en de notables occasions, Adorno a élargi
les horizons intellectuels de sa théorie de la culture de masse 3.
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3. L’étude de la rubrique astrologique du Los Angeles Times faite par Adorno, Des étoiles à
terre (1953, trad. fr. 2000), représente l’autre exemple majeur dans lequel Adorno prend ses distances avec la théorie industrielle. Je n’analyse pas Des étoiles à terre dans cet article pour laisser la place à la question de la pertinence de « Martin Luther Thomas » dans l’étude de la droite
chrétienne américaine contemporaine. Cela dit, il est important d’envisager Des étoiles à terre
du point de vue de la tension entre la théorie de la culture industrielle d’Adorno d’une part, et sa
méthode de la physionomie sociale, d’autre part. Stephen Crook pense que la valeur durable de
Des étoiles à terre et de « Martin Luther Thomas » se trouve dans leur conceptualisation de la
« psychodynamique de la modernité » et les techniques par lesquelles les agitateurs de droite et
la culture industrielle exploitent ces dispositions « caractérologiques ». Cependant, si l’on privilégie cet aspect-là des textes, on prend le risque de négliger les éléments de « Martin Luther
Thomas » et possiblement Des étoiles à terre dans lesquels Adorno commence à se débarrasser des tendances instrumentalistes et même mécanistes de ses incursions dans la psychologie
sociale. Se penchant sur « Thomas » dans un mémoire postérieur, Adorno nous conseille de ne
pas surestimer l’importance accordée aux facteurs psychologiques en général et l’« influence
calculée des agitateurs » en particulier au moment d’expliquer ce qui favorise la croissance du
fascisme. La « susceptibilité » aux attraits fascistes, Adorno prévient, « a une grande portée
au cœur de la structure de la société ». Pour Adorno, un aperçu critique d’une telle dynamique
prédisposée au fascisme dépend absolument de l’ébauche de la dialectique culturelle ; donc les
moments les plus radicaux dans « Martin Luther Thomas » et peut-être aussi dans « Stars » sont
ceux pendant lesquels Adorno place cette dialectique au premier plan (Crook, 1994).
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Parallèlement, l’étude sur Thomas montre le caractère fructueux de la théorie
de l’industrie culturelle pour l’analyse contemporaine de la culture de masse.
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4. A. Huyssen (1983, p. 37) soutient de manière convaincante que « si on lit Adorno en commençant par la fin, partant de Dialectique de la raison jusqu’à l’essai sur Wagner de 1937-38,
la charpente pour sa théorie de la culture industrielle était déjà en place avant sa rencontre
avec la culture de masse américaine aux États-Unis ». Néanmoins, bien que dans son analyse
sur Wagner Adorno développe en effet « les catégories essentielles du fétichisme et de la marchandise, de la faiblesse de l’ego, de la régression et du mythe » qui comprendraient plus tard
un moule théorique pour la critique de la culture industrielle, bon nombre de ses réflexions sur
les techniques spécifiques et concrètes employées par la culture industrielle semblent avoir été
déterminées partiellement dans l’étude sur Thomas, comme je le démontre plus loin.
5. La notion que la force idéologique du discours fasciste tient davantage à ses éléments stylistiques qu’à une argumentation persuasive a aussi guidé les interprétations du fascisme faites
par Adorno dans ses essais Anti-Semitism and Fascist Propaganda (1977a, 1946) et Freudian
Theory and the Pattern of Fascist Propaganda (1977b, 1951). Ces deux textes, tout spécialement le premier, tirent parti des idées développées dans « Martin Luther Thomas ». Comme
dans l’étude sur Thomas, ces essais notent les affinités entre la propagande fasciste, la publicité
et d’autres pratiques de la culture industrielle, et utilisent des catégories développées dans le
contexte de la théorie de la culture industrielle pour analyser le fascisme. Ces trois documents
attestent donc de la véracité de la remarque sarcastique de Huyssen : « quand Adorno parle de
fascisme, il parle de l’industrie culturelle » (Huyssen, 1983, p. 29).
6. C’est tout spécialement le cas des études faites en sciences politiques sur la droite chrétienne,
qui tendent à traiter le discours du mouvement comme équivalent à son programme politique
déclaré. Il est vrai que les penseurs notent fréquemment que les conservateurs chrétiens ont souvent popularisé leurs projets de culture de masse en adaptant des modes et des techniques de la
culture dominante, la culture de masse laïque, ainsi que l’a fait Pat Robertson lorsqu’il emploie le
format de l’émission de discussion dans son programme de télévision The 700 Club. Bien qu’une
analyse perspicace qui rattache ces pratiques aux changements de politique publique tels que les
modifications dans la régulation fédérale des moyens de communication, les auteurs qui traitent
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Dans sa critique des allocutions radiophoniques de Thomas, Adorno a mené
un travail préparatoire considérable pour la théorie de l’industrie culturelle, ce
qui, en soi, rend l’étude intéressante pour des raisons intellectuelles et historiques 4. Cela dit, des considérations politiques font également que la fonction
spécifique de l’industrie culturelle dans « Martin Luther Thomas » mérite à
présent d’être réexaminée. Dans ce texte, Adorno saisit la fusion persistante
du conservatisme chrétien et de la culture de masse en analysant ce conservatisme en tant que culture de masse. Il est vrai qu’ayant mis l’accent sur
le style et la « technique » des émissions de Thomas, Adorno a négligé un
domaine d’enquête qui aurait conduit à l’évaluation des revendications substantielles de Thomas quant à la religion, aux valeurs morales et au gouvernement 5. Les témoignages populaires et académiques actuels se sont toutefois
penchés excessivement sur la substance de la rhétorique du mouvement, particulièrement le contenu de son plan d’action, laissant les éléments techniques
et stylistiques dans un déplorable état de sous-théorisation 6. L’usage fait des
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De même que l’analyse critique de la droite chrétienne d’aujourd’hui doit
éviter de réduire les dimensions stylistiques des communications du mouvement à un simple moyen de soutenir une liste de positions politiques, elle doit
aller au-delà de l’hypothèse instrumentaliste selon laquelle les émissions et
les publications des conservateurs chrétiens se résument à de simples gammes
de produits d’une filiale grandissante de la machinerie des industries culturelles. À mener la critique de la culture de masse conservatrice chrétienne
uniquement à l’aune de la théorie de l’industrie culturelle, on court le risque
d’ignorer que ces phénomènes, qui n’engendrent pas systématiquement le
cynisme et la désillusion, nourrissent parfois les espoirs les plus utopiques de
leur public, ne serait-ce que de manière furtive. Si l’on omet de considérer ces
exemples, on exclut la possibilité que les progressistes et les conservateurs
chrétiens puissent trouver un terrain d’entente et former une coalition populiste susceptible d’ébranler des structures enracinées de pouvoir économique
et politique. Cela nous ramène à la nécessité d’un type de critique auquel
« Martin Luther Thomas » nous invite : une critique immanente de l’objet de
ce sujet spéculent rarement sur les liens potentiels entre les éléments stylistiques de la programmation de la droite chrétienne et de vastes transformations socio-historiques. En revanche Martin
E. Marty et R. Scott Appleby, éditeurs d’une séries de volumes sur le « fondamentalisme » aux
États Unis et ailleurs, identifient l’exploitation vigoureuse des technologies de la culture de
masse par les fondamentalistes comme un élément remarquable de l’aspect « moderniste » de ces
fondamentalismes, et les décrivent comme une catégorie empirique et sociologique des réponses
collectives à la modernité, qui à la fois « se battent » contre la modernisation et confirment son
caractère irréversible, en faisant usage de moyens modernes d’organisation et de communication.
Malgré tout, leur analyse reste à un niveau très abstrait et ne se penche jamais sur les caractéristiques de la culture de masse fondamentaliste. Enfin, un certain nombre de penseurs ont commenté
sur le renfort religieux apporté par la télévision à l’idéologie néo-conservatrice du marché libre ;
cependant, ces comptes rendus s’intéressent davantage à la substance du message de la culture
de masse conservatrice chrétienne qu’à son style. En résumé, il manque à la littérature sur le
conservatisme chrétien un effort de pensée sur le rapport dialectique entre les structures sociales
et les particularités stylistiques de la culture de masse conservatrice chrétienne, et profiterait de
la perspective intellectuelle que la théorie de la culture industrielle peut apporter (cf. Abelman &
Hoover 1990 ; Bruce, 1990 ; Horsfield, 1984 ; Marty & Appleby, 1991).
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éléments de la théorie de l’industrie culturelle pour analyser la radio chrétienne de droite dans l’étude sur Thomas montre la possibilité de mobiliser un
cadre intellectuel similaire capable de faire la lumière de manière critique sur
des phénomènes qui, ayant fusionné l’exploitation des techniques industrielles mises à jour par Adorno et Horkheimer avec une véritable déclaration de
« guerre culturelle » contre les valeurs modernes, ont porté la dialectique de la
raison à son extrême, et de manière renouvelée – en tout cas aux États-Unis.
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la culture de masse, rendue dialectique à travers la physionomie sociale, qui
déchiffre aussi le « code secret » selon lequel l’objet s’exprime et reproduit la
domination sociale, et qui reconnaît les résistances « énigmatiques » et utopiques de l’objet contre l’injustice 7. Dans l’avant-dernière section de cet article,
je procéderai à une physionomie sociale du discours de « Thomas », celle qui
aurait émergé si Adorno avait mené jusqu’au bout la critique immanente du
phénomène en question. J’offrirai ensuite un aperçu de ce que cette critique
dialectique adornienne suggère concernant la relation entre la radio de droite
chrétienne contemporaine et les changements structurels actuels dans l’économie politique (Apostolidis, 2000).
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Avant d’entrer dans une discussion plus détaillée de l’étude sur « Thomas »,
il convient d’en souligner la thématique et sa proximité institutionnelle avec
deux ouvrages plus connus, La personnalité autoritaire (1950) et Prophets of
Deceit (1949) de Leo Löwenthal et Norbert Guterman. Ces trois écrits furent
initialement conçus comme des contributions au projet du Comité Juif Américain (AJC) sur l’antisémitisme, qui était le pilier de son financement et le
lieu principal de recherche pour Adorno et d’autres membres de l’Institut für
Sozialforschung durant les années 1940 aux États-Unis. La personnalité autoritaire (Adorno, 2007 ; Wiggershaus, 1986) est le résultat aujourd’hui le plus
connu de cette gigantesque entreprise de recherche. Pourtant, d’après le plan
initial du projet, l’étude empirique des traits de personnalité proto-fascistes,
dont l’analyse devint La personnalité autoritaire, devait représenter seulement
une partie d’un effort beaucoup plus large. Pour compléter une analyse des
attitudes subjectives, Adorno, Löwenthal et Paul Massing effectuèrent des études sur des émissions de radio de trois prédicateurs de droite – autrement dit,
d’une idéologie proto-fasciste comme phénomène social objectif (Wiggershaus, 1994, pp. 351-380), et « Martin Luther Thomas » est l’une de ces études.
Le Comité Juif Américain prévoyait que ces études mèneraient à « la publication d’un manuel grand public, illustré de croquis, qui permettrait d’exposer
les ruses des agitateurs fascistes afin de les désarmer et de prévenir le public
contre eux » (Wiggershaus, 1994, p. 358). Ce manuel n’a finalement jamais
vu le jour, au même titre que d’autres composantes de ce projet global. À sa
7. Pour un éclaircissement précis sur les différentes fonctions de ces métaphores dans la théorie
culturelle d’Adorno, et une réflexion sur leurs rapports aux formes mimétiques « perverses » et
« utopiques » de leur comportement, voir Hansen (1992, pp. 54-57).
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« Thomas » dans son contexte historique
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Un coup d’oeil rapide sur Prophets of Deceit fait ressortir la spécificité de
la méthode critique d’Adorno dans l’étude sur « Thomas ». Suivant le mode
conventionnel de la critique marxiste, Löwenthal et Guterman partent du principe que les phénomènes culturels peuvent être analysés comme des moyens
d’inculquer une idéologie propre à une société de classe et de contribuer au
maintien de la domination capitaliste 8. La dynamique majeure de l’agitation
de droite, soutenaient-ils, est d’empêcher les membres du public d’identifier
les « causes objectives » de leur « malaise » socio-psychologique. Selon eux,
le fait d’encourager les auditeurs à céder à leurs « élans irrationnels » comme
« soulagement » à leurs sentiments d’« impuissance » face à des rapports de
pouvoir incompréhensibles et à une désillusion quant aux valeurs et idéaux de
la société, permet à l’agitateur de « voiler et fausser » la réalité sociale sousjacente qui est à l’origine de ces sentiments, soit « les transformations profondes qui surviennent dans notre structure économique et sociale » (Löwenthal
& Guterman, 1970, pp. 7, 13-15). L’argument de Prophets of Deceit présuppose donc une perspective marxiste économiciste postulant une dichotomie
rigide et empirique entre l’idéologie (ou le savoir qui découle de l’étouffement ou de la perversion des facultés rationnelles) et la vérité (qui résulte du
fonctionnement sans entrave de la raison), ainsi qu’un lien mécaniste entre
discours et rapports de classe. Bien entendu, ce n’est que de manière implicite
que Löwenthal et Guterman ont revendiqué le statut de vérité scientifique de
leurs généralisations à propos des transformations socio-structurelles et de la
théorie de la société à la base de ces postulats.
Pour Adorno, ce type de rationalisme naïf et ce déterminisme économique
représente un égarement du marxisme à travers un retour à l’idéalisme et un
abandon de la dialectique. Selon lui, cette analyse capitulait en effet face à
l’idéalisme en attribuant une vérité a priori à des suppositions théoriques et
en renonçant à un « rapport spontané à l’objet » – une « expérience » empiri8. Dans leur poursuite de cette forme d’idéologie critique, les penseurs continuèrent dans le
mode analytique qui avait distingué les écrits antérieurs de Löwenthal pour l’Institut. Par exemple, Löwenthal avait analysé l’accueil fait à Dostoïevski dans la petite bourgeoisie allemande
dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale. Löwenthal soutenait que la popularité de Dostoïevski parmi les membres de cette classe sociale était due au fait que l’auteur
proposait une « consolation » spiritualiste et nationaliste qui acquittait l’individu de la nécessité
de faire face aux problèmes sociaux au niveau de la politique et de l’économie (Jay, 1977).
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place, Prophets of Deceit fut publié en 1949 comme une « version érudite du
manuel grand public prévu » (ibid.).
170 Réseaux n° 166/2011
que empathique à l’objet qu’Adorno conçoit comme antérieure à la compréhension théorique et qui donne à l’esprit la capacité de remettre en doute ses
propres concepts (Adorno, 1986). La pensée dialectique, telle qu’Adorno la
conçoit, va et vient entre objet et concept (ou entre les pôles d’immanence et
de transcendance), de telle manière que chacun devient la référence pour soumettre l’autre à la réflexion critique. Ce travail de critique réciproque anéantit
constamment l’apparence réifiée des phénomènes culturels et des catégories
analytiques, c’est-à-dire l’enveloppe des objets et des concepts qui leur donne
l’air naturalisé des choses en elles-mêmes. La vérité historique, soutient
Adorno, émerge ainsi dans le champ de force créé par la pensée entre ces deux
termes (Adorno, 1978).
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Nul besoin d’aller plus loin que les premières pages de « Martin Luther Thomas » et de Prophets of Deceit pour reconnaître dans le texte d’Adorno sa
préoccupation concernant le fait que la théorie provienne d’une expérience
« spontanée » de l’objet, et l’absence troublante de cette inquiétude dans
l’ouvrage de Löwenthal et Guterman. Ces derniers commencent par une longue citation tirée du matériel de leur recherche – il s’agit en réalité d’extraits
de discours de différents agitateurs fascistes. Ce curieux prologue a pour effet
de brouiller le rapport entre la théorie et les faits. D’une part, la théorie ne sert
pas d’intermédiaire à l’information, puisque cette dernière est longuement présentée et n’est pas suivie d’une interprétation mais de déclarations générales
sur le « public régulier » que les agitateurs attirent (Löwenthal & Guterman,
1970, pp. 1-4). D’autre part, cette information sur les prédicateurs est altérée
par sa construction artificielle. Cependant, du fait que les auteurs n’explicitent
pas leur perspective théorique et ne cherchent pas à la rendre autoréflexive,
l’impact de cette citation initiale reste subjectif et son contenu grandiloquent a
pour seul but d’attirer l’attention. Par la suite, Löwenthal et Guterman passent
subitement à un style classique d’écriture empirique et scientifique : après
avoir construit une typologie préliminaire des activistes politiques, ils présentent leur hypothèse pour se lancer dans un examen détaillé des tactiques de
leurs sujets en exposant leurs arguments.
Adorno, en revanche, commence par une position analytique qui évite autant
l’absence de théorie que la complète immersion dans l’objet qui est implicite
dans la citation composite de ses collègues. Adorno reste aussi plus proche de
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Le dÉbut de la physionomie sociale :
la mÉthode dans l’Étude sur « Thomas »
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 171
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Adorno poursuit en proposant des raisons supplémentaires à l’« attitude » personnalisante de l’agitateur, rattachant par là même son diagnostic sur l’expérience de « désespoir, isolation et solitude » des individus à une conception
plus large des conditions sociales : « Plus notre groupe devient impersonnel,
plus la personnalité devient importante en tant qu’idéologie. Plus l’individu
est réduit à un simple rouage dans la mécanique, plus l’idée de l’originalité
de l’individu, son autonomie et son importance, doit être soulignée afin de
compenser ses faiblesses » (Adorno, 1977, pp. 11-12). Enfin, Adorno spécule sur la dynamique psychologique par laquelle l’agitateur influence son
auditoire: « Puisque cette [activité compensatoire] ne peut pas être faite de
manière individuelle avec chacun des auditeurs ou en général et de façon
abstraite, elle est faite à travers le meneur. On peut même dire qu’une partie
du secret du leadership totalitaire est que le meneur présente une image de
personnalité autonome qui est refusée aux partisans » (Adorno, 1977, p. 12).
On peut établir deux distinctions déterminantes entre la procédure d’Adorno
et celle de Löwenthal et Guterman. Tout d’abord, comme le suggère son engagement immédiat et critique dans l’information recueillie, Adorno ne structure pas son étude comme un déroulement linéaire d’un schéma causal unifié
et déductif, comme le font Löwenthal et Guterman. Plutôt que de construire
son analyse sur le mode de la confirmation d’une hypothèse abstraite à travers l’évaluation de phénomènes concrets fonctionnant comme des preuves
exemplaires, Adorno la compose comme une série d’interventions ponctuel-
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l’objet que ne le sont Löwenthal et Guterman lorsqu’il applique la médiation
de la théorie. La première phrase de « Thomas » identifie, apparemment au
hasard, un phénomène spécifique de ces allocutions: « Typiquement, le meneur
fasciste se laisse aller à de longues déclarations sur lui-même ». Adorno
passe ensuite à une spéculation sur les circonstances historiques et socio-psychologiques reflétées par la personnalité de l’agitateur: « Le détachement des
relations personnelles nécessaire à n’importe quelle discussion objective présuppose une liberté intellectuelle et une force qui existe à peine dans les masses aujourd’hui. En outre, la “froideur” inhérente à l’argumentation objective
intensifie le sentiment de désespoir, d’isolation et de solitude par lequel pratiquement tout individu souffre aujourd’hui – un sentiment auquel il désire
échapper lorsqu’il écoute un discours public. Ceci a été bien compris par les
fascistes. Leur propos est personnel. Il ne se rapporte pas simplement à leurs
intérêts les plus immédiats, il englobe aussi la sphère privée de l’orateur luimême qui donne l’impression de mettre ses auditeurs dans la confidence et
d’établir un rapprochement entre les personnes » (Adorno, 1977, p. 11).
172 Réseaux n° 166/2011
les examinant une à une les particularités distinctes du discours de Thomas
à partir de la structure propre de chacune d’entre elles. Ensuite, au cœur de
chacune de ces interventions, Adorno ne commence pas au niveau théorique
pour examiner ensuite les caractéristiques de l’objet, mais procède de manière
inverse. Autant pour la forme générale que pour les procédures spécifiques
de l’étude sur Thomas, il privilégie son propre « rapport spontané à l’objet »,
une position que la posture critique et idéologique de ses collègues rejette en
privilégiant une théorie de la société.
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Comme Löwenthal et Guterman, Adorno met le doigt sur l’« émotionalisme »
de l’agitateur comme objet-clef de l’analyse. Il décrit le mépris de Thomas
pour le « self-control » stoïque et son incitation aux larmes et à la rage sauvage
comme son « dispositif de décharge affective ». Pour Adorno, ce dispositif
discursif suggère que « les gens veulent “céder”, cesser d’être des individus
dans le sens traditionnel d’une unité qui se maintient et se régule elle-même ».
Adorno postule qu’ils souhaitent renoncer à leur cohérence psychologique
9. Certains lecteurs se demanderont pourquoi je ne fournis pas de synopsis de cet ouvrage et
de ses conclusions. Le caractère extrêmement fragmentaire de l’étude rend cet effort singulièrement laborieux mais aussi trompeur: l’étude n’est tout simplement pas organisée dans la
manière hiérarchique qui présuppose le travail de récapitulation. Par là j’entends qu’elle n’est
pas construite autour d’une thèse centrale établie au travers d’arguments subordonnés et de
leurs corollaires. Au lieu de ça, elle se fige en un aggloméré d’exercices réitérés de réflexion
critique qui, un par un – sans aucun but téléologique, et donc sans début ni fin logiques – décodent les aspects individuels du discours de « Thomas ». Puisque cet article se penche avant tout
sur les questions méthodologiques, il me semble plus judicieux de décrire la méthode d’Adorno
avec précision plutôt que de passer en revue le contenu de l’étude dans son entièreté.
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Quelques exemples supplémentaires illustreront l’opération et les conséquences intéressantes de la méthode d’Adorno dans l’étude sur Thomas 9. Chacune
des interventions critiques d’Adorno dans cette étude suit une série d’étapes
semblables à celles qui caractérisent son interprétation de la rhétorique « personnaliste » de Thomas. Dans chacun des cas, Adorno articule, premièrement,
la description du phénomène discursif qu’il identifie ; deuxièmement, les conditions sociales et psychologiques dont l’existence se manifeste par ce phénomène ; troisièmement, les circonstances socio-économiques d’où proviennent
ces conditions et, quatrièmement, le mécanisme psychologique installé dans
la personnalité, grâce auquel le dispositif discursif de Thomas a certains effets
sur l’individu. En somme, la critique d’Adorno décode l’apparence superficielle de l’information, puisant en elle une formulation spéculative du rapport
entre le sujet individuel et la totalité sociale.
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d’individus « parce qu’ils le doivent », en raison des changements dans la
structure socio-économique. La structure monopoliste post-bourgeoise de
l’économie, avance Adorno, ne récompense plus l’autocontrôle qui était l’attitude nécessaire de l’individu autonome dans l’ère libérale de la libre concurrence. Au lieu de cela, cette nouvelle structure capitaliste avancée exige des
gens qu’ils cèdent à ses forces aussi paupérisantes sur le plan économique
que destructrices sur le plan psychologique. Selon Adorno, l’accent mis par
Thomas sur la « décharge affective » signifie au public que la sécurité de la
conformité donne le feu vert à la rébellion contre les tabous sociaux traditionnels, poussant ainsi à un comportement irresponsable, voire violent, dans les
conditions du « moi faible » (Adorno, 1977, pp. 19-20). Cela ressemble fort à
l’idée, énoncée dans Prophets of Deceit, selon laquelle l’agitateur prescrit et
façonne des « emportements irrationnels » pour « soulager » psychiquement
les individus des traumatismes infligés par les dysfonctionnements du capitalisme avancé. Les différences principales sont ici, tout d’abord, que Adorno
n’élève pas le motif d’« émotionalisme » à une propriété abstraite du discours
dans son ensemble, mais l’examine dans le concret, comme une particularité propre au discours; ensuite, la représentation d’Adorno des conditions
sociales naît de ce « rapport spontané à l’objet » dans sa spécificité et non de
l’interprétation du discours dans son entièreté. La manière dont Adorno traite
le discours s’accorde avec son insistance sur le fait que la théorie ne peut participer à la libération sociale que si elle confère un « primat » à son objet, que
si elle se soucie d’aborder l’objet avec empathie, comme quelque chose qui
existe en soi et pour soi (an und für sich, dans le sens de Hegel), et non pas
comme quelque chose qui se soumet par avance à une catégorie de pensée.
Un autre exemple de la démarche d’Adorno est son analyse de ce qu’il appelle
le « dispositif du “grand petit homme” ». Adorno note que Thomas se présente non seulement comme un meneur fort, mais aussi comme une personne
humble, située sur un pied d’égalité avec ceux à qui il s’adresse et jouant sans
cesse les mendiants en faisant allusion à ses propres soucis financiers. Pour
Adorno, ce moyen rhétorique révèle sans le vouloir le « sentiment d’insécurité
universel dans les masses dans la période économique actuelle » dans laquelle
l’individu ne peut plus se voir « comme le maître de son destin économique »
mais comme « l’objet de forces économiques immenses et aveugles qui agissent contre lui » (Adorno, 1977, p. 30). Ces forces, soutient Adorno, peuvent
à leur gré réduire l’individu à l’état de misère abjecte. En quémandant de la
sorte, suppose Adorno, Thomas les soulage de la peur d’une précarisation soudaine grâce à un mécanisme psychologique d’identification. « Psychologiquement, [Thomas] prend sur lui de mendier, de se soumettre psychologiquement
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Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 173
174 Réseaux n° 166/2011
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Selon Adorno, le mécanisme psychologique d’identification fonctionne de
deux façons. Il note que Thomas emploie fréquemment la « technique du “fait
accompli” » qui consiste à « présenter une question de telle manière qu’elle
ait l’air d’avoir été déjà décidée ». Passant ensuite au niveau de la psychologie
sociale, Adorno suppose que ce moyen rhétorique trahit le désir du public de
Thomas, qui se sent socialement impuissant, d’identifier ce qui ne va pas.
Puisque les individus se sentent incapables de déterminer leur vie par l’exercice de leur libre-arbitre, à l’heure du « déclin de la libre entreprise et de l’initiative économique », ce désir d’identification à la force trouve son objet dans
la société elle-même – à savoir, dans l’état des choses produit irrésistiblement
par la structure sociale. Ce ne sont pas seulement les tendances structurelles
de l’économie mais aussi l’institutionnalisation et le bombardement quotidien de la publicité marchande qui, aux yeux d’Adorno, favorisent un « effet
de groupe » et une disposition majoritaire. La satisfaction du désir général
« d’accepter et même d’adorer ce qui existe », soutient Adorno, résulte d’un
niveau individuel de « transformation du sentiment d’impuissance en sentiment de force » (Adorno, 1977, pp. 52-55).
Les spéculations sur les circonstances socio-économiques et socio-psychologiques qu’Adorno tire de son analyse sur les techniques rhétoriques de Thomas
éclairent plusieurs aspects d’une société dans laquelle le pouvoir socio-économique est concentré dans les mains d’un petit nombre de personnes, au détriment de la majorité qui est abandonnée à son impuissance et à sa précarité. À
chaque intervention, Adorno s’éloigne progressivement du rapport spontané
à l’objet où sa critique avait commencé, en direction d’une position transcendante par rapport à l’objet qui comprend aussi bien la société que l’objet comme
produits de rapports de pouvoir historiques. Il génère ainsi des représentations
dialectiques du discours de Thomas, dans la mesure où il expose tout d’abord
l’influence des conditions sociales sur les particularités de ce discours, pour
attirer ensuite l’attention sur le fait que ces particularités entretiennent les traits
psychologiques qui perpétuent ces mêmes conditions. Adorno montre ainsi
comment le discours de Thomas reflète les circonstances socio-historiques et
reproduit ces circonstances à travers ses effets sur la subjectivité.
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à la même humiliation qui fait peur à ses partisans, et donc se rachète de
manière symbolique de la honte d’être un mendiant en assumant cette fonction à leur place et en la sanctifiant, pour ainsi dire » (Adorno, 1977, p. 30).
Adorno prétend donc que le « dispositif du “grand petit homme” » auquel
Thomas recourt a pour effet d’encourager des auditeurs à accepter humblement leur impuissance sociale.
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 175
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En tenant sa promesse de traiter l’objet comme un phénomène intégral existant
en soi et pour soi, une telle critique évite une réification de la théorie sociale
et de l’objet. Mais, sur ce point, Adorno échoue finalement dans son étude sur
Thomas. Bien qu’il tente clairement de suivre cette direction – en particulier
si l’on compare « Martin Luther Thomas » aux ouvrages de ses collègues –,
sa stratégie consistant à examiner chaque composante de la rhétorique de Thomas comme un élément indépendant adopte finalement une position déterministe sur le plan économique et psychologique. Du point de vue de sa méthode,
l’étude sur « Thomas » n’effectue ni une critique immanente ni une physionomie sociale du matériau. Une telle analyse aurait admis que le discours était
digne d’examen, conceptualisant ses éléments en fonction de leurs rapports
entre eux au sein d’un ensemble complexe ; elle aurait identifié les moments
d’incongruité, de disjonction ou d’antagonisme qui auraient pu gâcher l’harmonie de ces rapports. Enfin, elle aurait interprété cette dynamique immanente d’engagement et de désengagement comme l’expression, l’affirmation
et peut-être la résistance à une dynamique de domination sociale. Puisqu’elles ne s’ancrent pas dans la critique immanente, les spéculations d’Adorno
concernant les conditions historiques exprimées par le phénomène sont non
seulement vagues sur le plan empirique et désarticulées sur le plan théorique
mais aussi connectées au discours de façon arbitraire. Et c’est précisément en
raison de l’absence de critique immanente que les instantanés socio-théoriques
d’Adorno acquièrent un statut de vérité absolue dans cette étude. Autrement
dit, dans « Martin Luther Thomas », la critique dialectique s’engage mal. Sans
effort pour articuler la constitution interne du discours, l’expérience spontanée
de l’objet ne livre pas de réflexion critique sur la théorie de l’ordre social ; à
son tour, l’aveuglement de l’étude quant aux moments de désordre dans la
composition de l’objet exclut tout éclaircissement sur les contradictions de
la structure sociale ; au lieu de générer un champ de forces dialectique entre
l’objet et le concept, Adorno produit un flux unidirectionnel d’énergie critique
du concept à l’objet et s’abandonne ainsi à l’idéalisme.
Pour quelle raison Adorno s’est-il gardé de faire la critique immanente du
discours de Thomas, alors qu’il avait défini si soigneusement les éléments
constitutifs de ce discours et réfléchi à leur propos avec tant d’imagination ?
Une réponse plausible apparaît si l’on considère deux courants sous-jacents,
distincts mais liés, dans l’étude. D’abord, ce sont les similitudes qu’Adorno
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La physionomie sociale dÉsamorcÉe :
« Martin Luther Thomas » comme travail prÉparatoire
À la thÉorie de l’industrie culturelle
176 Réseaux n° 166/2011
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Dans « Martin Luther Thomas », Adorno mobilise et affine les concepts développés pour examiner ce qu’il comprenait comme le fascisme implicite aux
États-Unis dans la culture industrialisée, et pour interpréter le fascisme à partir d’une forme explicite quoiqu’encore naissante dans le discours de Thomas.
Sa démarche était d’autant plus évidente que Thomas comptait sur la radio
pour diffuser son message. Cependant, pour Adorno, conférer au discours
de Thomas le caractère d’un phénomène de l’industrie culturelle revenait à
exclure la possibilité de soumettre le discours à une critique immanente. La
dette que l’ouvrage doit au développement de la théorie de l’industrie culturelle apparaît au premier regard lorsqu’on le lit en pensant à La Dialectique de
la raison. Le fil conducteur de l’analyse, pour peu qu’elle en ait un, est l’analyse qu’Adorno fait de Thomas en tant que producteur de culture de masse.
« Thomas, dit Adorno, est un expert en publicité dans un domaine hautement
spécialisé, celui de la transformation du sectarisme religieux en haine politique et raciale » (Adorno, 1977, p. 38). Pour Adorno, les allocutions radiophoniques de Thomas « doivent largement être interprétées comme une publicité
pour les activités ésotériques non publiques du noyau dur des partisans qui
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note à plusieurs reprises entre les aspects du discours de Thomas et les particularités des phénomènes de la culture de masse ; ensuite, c’est le fait
qu’Adorno considère les idées politiques et religieuses de la rhétorique de
Thomas à l’aune de leur utilité en tant que seuls « moyens » de manipulation.
Mis à part la chaire de son église, le moyen de communication principal pour
Thomas était la radio. Adorno voyait la radio comme l’incarnation par excellence de la « raison instrumentale », un esprit négatif mondial qui définissait
la culture de masse administrée aux États-Unis et dans l’Allemagne nazie.
Dans La Dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno soutiennent que les
élans fascistes étaient inhérents à la structure technologique des émissions de
radio, susceptible d’envahir les espaces les plus privés, sans ne jamais cesser
ses activités et sans permettre de riposte de la part du public (Horkheimer
& Adorno, 1974, p. 122). En outre, l’indépendance de la radio vis-à-vis du
marché la transforma en un agent de réification de la pensée, plus puissant
que toute autre forme de culture de masse (telle que le cinéma), puisque cette
radio n’avait pas à satisfaire les critères les plus artificiels de choix individuel.
« La radio, nouvelle venue progressiste de la culture de masse, écrivent-ils,
tire toutes les conséquences qui sont refusées au film par son pseudo-marché ». Pour Horkheimer et Adorno, les émissions de radio révèlent donc, plus
que tout autre phénomène, combien la culture industrielle américaine n’était
qu’à un pas du totalitarisme fasciste.
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 177
vont à l’église de Thomas et comptent comme membres de son organisation
politique » (Adorno, 1977, pp. 39-40).
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Bon nombre des interprétations d’Adorno des techniques de Thomas présentent
des idées qui deviendront des thèmes essentiels du chapitre sur la l’industrie
culturelle de la Dialectique de la raison. Par exemple, Adorno écrit au sujet
de la tendance à se « confesser » avec émotion sur ses faiblesses personnelles:
« C’est une particularité universelle de la culture de masse actuelle, à laquelle
répondent les chroniques de ragots dans certains journaux, les histoires personnelles racontées à la radio aux innombrables auditeurs, ou les magazines
qui promettent “les véritables histoires”... C’est une fonction de l’attitude de
furetage, profondément enracinée dans le processus psychologique inconscient,
qui rêve du plaisir de jeter un œil sur la vie privée de son voisin – une attitude
proche du fascisme » (Adorno, 1977, p. 12). Un an plus tard, dans la Dialectique
de la raison, Adorno et Horkheimer articulaient une idée similaire en termes
plus théoriques, plus philosophiques et moins psychanalytiques : « L’intériorité, forme subjectivement réduite de la vérité, fut de tout temps assujettie aux
maîtres de l’extérieur, bien plus qu’elle ne l’imaginait. L’industrie culturelle
la transforme en mensonge évident. Elle n’est plus ressentie que comme rabâchage que l’on subit comme un arraisonnement aigre-doux dans les best-sellers religieux, les films psychologiques et les romans-feuilletons des magazines
féminins, afin de pouvoir dominer d’autant plus sûrement les émotions de la vie
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Adorno compare parfois explicitement les moyens discursifs de Thomas aux
tactiques de la publicité commerciale. Ainsi, la technique du « fait accompli »
évoquée plus haut n’exprime pas simplement la prévalence de la « mentalité de
groupe » en tant disposition socio-psychologique (dont la culture industrielle
a favorisé la création), mais est en plus directement « empruntée à la publicité
commerciale » comme technique de promotion (Adorno, 1977, pp. 52-56). De
la même manière, Adorno pense que les affirmations fréquentes de Thomas
selon lesquelles « la situation est désespérée et a atteint le summum de la crise,
qu’un changement doit avoir lieu immédiatement », incorporent un « schéma
commun en publicité: “cette offre n’est valable que pour quelques jours” »
(Adorno, 1977, p. 74). Il est vrai qu’Adorno ajoute immédiatement que cette
interprétation « ne fait qu’égratigner la surface du phénomène », et, enfin, situe
la raison de l’emploi de la technique de « la dernière heure » dans la « situation objective » des auditeurs de Thomas, qui sont probablement « mécontents,
voire même indigents » (Adorno, 1977, p. 76). Malgré tout, il reste qu’Adorno
analyse l’action de Thomas comme une forme de publicité qui manipule les
attitudes issues de la « situation objective » des consommateurs.
178 Réseaux n° 166/2011
réelle » (Horkheimer & Adorno, 1974, p. 152). De la même manière, Adorno
soutient que le « dispositif de décharge affective » de Thomas stimule « ni plaisir ni joie réels, mais seulement la libération de la tristesse et l’accomplissement d’une satisfaction régressive née de la submersion de l’individu dans la
communauté. En somme, la décharge affective présentée par le fascisme n’est
qu’un simple substitut à la réalisation des désirs » (Adorno, 1977, p. 18).
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En outre, Adorno note que Thomas confère au terme « meneur » un « caractère
de fétiche » en se référant toujours au leadership comme s’il s’agissait d’un
bien en soi. Ce faisant, prétend Adorno, Thomas adopte le modus operandi de
l’industrie publicitaire : « répétition incessante et omniprésente, planifiée de
manière rationnelle mais qui émousse la capacité de discrimination consciente
d’éventuels consommateurs » (Adorno, 1977, pp. 50-51). Ces remarques préfigurent les réflexions postérieures d’Adorno et Horkheimer sur la faculté de
l’industrie culturelle à mobiliser le « pouvoir de la monotonie » pour convaincre le public qu’il doit accepter les divertissements que l’industrie leur fournit
(Horkheimer & Adorno, 1974, pp. 147-148). Enfin, Adorno observe que Thomas exhorte son public à abandonner ses espoirs « utopiques » insensés, « avoir
l’esprit pratique » et à profiter du marché qu’il propose : les inclure dans le
mouvement pour sauver l’Amérique de la ruine du New Deal, en échange d’un
petit don (Adorno, 1977, pp. 80-84). L’idée que l’affect pratique et économe
de Thomas est idéologique contient l’embryon de l’argument subséquent selon
lequel l’industrie culturelle revendique n’être « que du business » sur le plan
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Dans le chapitre sur l’industrie culturelle, ce concept réapparaît en étant mêlé
à l’argument plus complexe selon lequel la « raison instrumentale » éteint non
seulement la réflexion critique sur les objets naturels, mais aussi la jouissance
spontanée de ces objets, puisqu’elles dépendent toutes deux d’une « expérience authentique » de l’objet : « L’industrie culturelle ne cesse de frustrer ses
consommateurs de cela même qu’elle leur a promis. (…) L’industrie culturelle
ne sublime pas, elle réprime. (…) La reproduction du sexuel en désir organise
automatiquement sa répression. Par son ubiquité, la star de cinéma dont on
est supposé s’éprendre n’est qu’une copie d’elle-même. (…) L’industrie culturelle remplace par le renoncement jovial la souffrance inhérente à l’ivresse
comme à l’ascèse. La règle monastique interdit toute satisfaction du désir :
il ne reste donc qu’à en rire. Chaque manifestation de l’industrie culturelle
inflige aux victimes une fois de plus sans la moindre équivoque, la démonstration de la frustration permanente imposée par la civilisation. Leur offrir
quelque chose et leur en priver en même temps : c’est tout un » (Horkheimer
& Adorno, 1974, pp. 148-150).
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 179
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Selon Adorno, dans la mesure où la religion fait partie du discours de Thomas, elle n’existe qu’en tant que « toile de fond » affective, invoquée astucieusement par Thomas pour accroître l’efficacité de ses procédés publicitaires.
Adorno considère bon nombre de dispositifs discursifs de Thomas comme
dépendants de la laïcisation des stimuli religieux qu’il espère déclencher
chez ses auditeurs (Adorno, 1977, p. 86). Il montre que « la technique du fait
accompli » rappelle la doctrine protestante de la prédestination ; la technique
de la « dernière heure », rappelle l’humeur apocalyptique de certains ordres
religieux ; la dichotomie dogmatique entre ces « forces du mal » et les « forces de Dieu » rappellent le dualisme chrétien ; l’exaltation du peuple humble
rappelle le « sermon sur la montagne » (Adorno, 1977, p. 86). Adorno consacre l’une des quatre sections de l’étude à un examen exclusif de l’usage du
« médium religieux » par Thomas (Adorno, 1977, p. 86). Cette section identifie un certain nombre de techniques supplémentaires par lesquelles Thomas
tourne à son avantage des attitudes, croyances et motifs théologiques associés
au protestantisme fondamentaliste. Au-delà de ceux déjà cités plus haut, ces
prédispositions comprennent la réceptivité du public au sermonnage théâtral
et à la croyance qu’un comportement et une parole « hystériques », comme la
glossolalie, sont des signes d’inspiration religieuse. Adorno soutient que Thomas joue en connaissance de cause sur ces associations religieuses pour donner
une légitimité à son émotionalisme grandiloquent (Adorno, 1977, pp. 88-90).
De la même manière, il prétend que Thomas fait accepter son antisémitisme
en dénonçant simultanément les « Pharisiens » – c’est ainsi que Thomas qualifie les intellectuels juifs, précise Adorno – et en traitant la crucifixion comme
symbole de la nécessité de verser du sang (pour Adorno, « le pogrom ») pour
le salut de la nation (Adorno, 1977, pp. 105-110). Selon Adorno, Thomas invoque aussi la fidélité à la « foi de nos pères » afin de susciter l’enthousiasme
pour un « nativisme agressif » et pour sa propre « autorité paternaliste » de
meneur (Adorno, 1977, pp. 110-113). Ainsi, pour Adorno, le « charme principal » et la « marque déposée » de Thomas en tant qu’agitateur est l’« usage de
la religion dans un but fasciste et la perversion de la religion en instrument de
propagande pour la haine » (Adorno, 1977, p. 86) 10.
10. Dans sa contribution ultérieure à La personnalité autoritaire, Adorno identifie de manière
presque explicite la religion comme une simple subdivision de la culture industrielle. Pour
Adorno, la religion a complètement perdu sa substance distincte, ne laissant que des « résidus
neutralisés » qui ne font que renforcer l’autorité sociale du marché administré. Adorno soutient
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idéologique, pour justifier l’asservissement absolu de ses produits au statu quo
et à l’absence conséquente d’éléments utopiques dans ces derniers.
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En effet, en s’attardant sur l’ingénuité personnelle de Thomas, sur son ambition et son intervention, « Martin Luther Thomas » régresse, ou peine peut-être
à déboucher sur l’une des idées centrales de la théorie de l’industrie culturelle selon laquelle l’appareil dominant opère comme un système et qu’il n’est
pas déterminé par les intentions subjectives ou les machinations des individus
qui les exploitent. Par ailleurs, dans son étude, Adorno semble se satisfaire de
l’idée selon laquelle le public écoute Thomas et s’abonne à ses journaux parce
qu’il est floué, et il n’offre pas même l’ombre de l’idée, plus subtile qui est
présentée dans La Dialectique de la raison, qui veut que les consommateurs
consentent d’une certaine manière à être floués par l’industrie culturelle, qu’ils
en consomment les produits « même s’ils n’en sont pas dupes » (Adorno, 1977,
qu’au niveau individuel, la doctrine religieuse est « “consommée” au hasard comme un “bien
culturel” ». Adorno avance que l’intérêt pour un « contenu spécifique » de cette doctrine fut
remplacé au XXe siècle par l’acceptation machinale des « composants formels » qui sont « susceptibles d’être figés dans de simples formules ». Adorno ajoute qu’au niveau de la communauté, la « préservation » de la religion « dans une forme idéologique évasive » la transforma
en « ciment social » utile au « maintien du statu quo » (Adorno, 1977b, pp. 431-435).
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Le catalogage fait par Adorno des tactiques de Thomas en ce qui concerne la
distorsion d’idées et de sentiments religieux à des fins fascistes est extrêmement détaillé et, en général, plausible. Cependant, l’assertion selon laquelle la
religion n’assume un rôle dans le discours de Thomas que si elle se désintègre,
ou comme un fouillis amorphe d’élans isolés, est un présupposé qu’Adorno
n’examine pas de façon critique. En outre, ce présupposé convient un peu
trop confortablement à son approche générale du discours de Thomas comme
un phénomène de l’industrie culturelle – autrement dit, un phénomène à
qui il manque une forme intégrale susceptible d’être analysée comme une
expression culturelle de la domination sociale potentiellement autonome (et,
peut-être, comme une protestation contre cette dernière). Car si un élément
quelconque des propos de Thomas devait servir de socle à la cohérence structurelle de son discours, ou si un des investissements utopiques pouvait être
préservé, ce serait sans doute l’élément religieux. Lorsqu’il insiste sur le fait
que la religion fonctionne, dans le discours de Thomas, comme un méli-mélo
d’affects immatures que Thomas, « astucieux psychologue des masses » et
« technicien de la publicité », manipule à volonté, Adorno évite à sa convenance d’examiner plus avant la structure du discours pour voir si sa substance
religieuse participe aux tensions structurelles internes qui pourraient à leur
tour éclairer le rapport spécifique du discours aux contradictions sociales et
structurelles (Horkheimer & Adorno, 1974, p. 167).
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 181
p. 108). L’étude sur Thomas est à son point le plus faible lorsqu’Adorno se réfugie dans un rationalisme assez naïf en appelant à la « contre-propagande » pour
combattre les influences de Thomas. Par exemple, il affirme catégoriquement
qu’il est « essentiel de signaler [aux] chrétiens ciblés par propagande fasciste
que la manipulation fasciste des dogmes est blasphématoire » 11. Ces appels
sans nuance à un sens commun rationaliste (ou dogmatique) ne ressemblent
tellement pas à Adorno qu’ils ne peuvent être interprétés que comme la preuve
que cet ouvrage n’est pas achevé et/ou comme des concessions sans conviction
aux visées politiques du projet sur l’antisémitisme dans lequel s’inscrit l’étude
sur Thomas.
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11. Bien entendu, cette proposition pose la question de la manière dont l’analyste peut faire la
distinction entre les catégories de l’utopie et du désespoir. Cette question mérite d’être examinée
plus longuement, ce qui n’est ni possible ici ni nécessaire à l’exercice hypothétique qui nous
occupe. Cependant, dans l’intérêt d’une définition de ses points-clef, permettez-moi de clarifier
ma supposition qu’une notion de l’utopie qui peut potentiellement résonner plus profondément
dans des conditions historiques distinctives que ne le fait la conception d’Adorno d’une particularité défiante, une notion qui pourrait incorporer non seulement une réalisation autonome
de l’individualité, mais aussi une actualisation coopérative de la solidarité. Le désespoir, reconceptualisé en termes modifiés, mais non définis, par le précédent d’Adorno, comprendrait la
soumission à l’effacement des particularités et l’abandon du désir de réconciliation entre groupes
hostiles. (D’autres étudiants d’Adorno pourraient percevoir à juste titre que ces définitions présupposent que le potentiel radical de la culture aujourd’hui ne dépend pas de sa fidélité à l’injonction théologique négative contre les expressions de l’état de réconciliation, et que la théorie
n’a pas besoin de suivre Adorno dans l’identification de l’élan critique uniquement dans la négation de la collectivité.) Malgré tout, cela laisse en suspens la question de situer des motifs justifiables pour interpréter un phénomène discursif donné comme utopique ou désespéré. À partir
de ces positions différentes, un même récit ne pourrait-il pas sembler aller dans deux directions
différentes, voire même diamétralement opposées ? Je ne peux pas ici répondre de manière satisfaisante à ce défi que le post-modernisme a posé à la théorie critique. Cela dit, j’avancerai que
la découverte d’un élan utopique dans une description particulière de la notion d’individualitédans-la-solidarité n’oblige le théoricien ni à l’adoption d’une vision moderne classique du socialisme, avec son passé raciste, ethnocentrique et homophobe, ni à reconnaître le phénomène qui
fait l’objet d’une analyse comme l’articulation autocohérente, exclusive et absolue du bien social
ultime. Ma critique part du principe que l’utopie ne peut être envisagée (au début) que d’un point
de vue historique défini – c’est-à-dire comme un projet historique de libération et de réconciliation, avec toutes les insuffisances nécessaires – mais qu’en pensant l’utopie dans son rapport
dialectique avec sa négation déterminée dans l’expérience historique, apparaît la possibilité de
récupérer ces aspects de projets politiques concrets qui nourrissent la communauté sans réprimer
la différence, et donc la possibilité de transcender cette expérience en pensée et en pratique.
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Malgré ces maladresses, l’association entre la critique de l’industrie culturelle
(et son développement) et le geste esquissé en direction de la « physionomie
182 Réseaux n° 166/2011
sociale » est la véritable tension de cette étude. Adorno se tourne vers la théorie de l’industrie culturelle comme la source primaire de concepts analytiques
pour son étude et il utilise en même temps le discours de Thomas comme un
matériel d’expérimentation dans son travail d’affinement de cette théorie. Ce
faisant, il s’est tout de même aventuré au-delà des limites de la théorie. Dans
le contexte de l’ensemble de son œuvre, l’étude sur Thomas constitue un rare
moment dans lequel Adorno assume un « rapport spontané » à un objet de la
culture de masse, élevant ainsi la perspective de l’analyse du rapport dialectique de cet objet aux conditions socio-historiques. Ce qui distingue l’étude
d’autres écrits d’Adorno est son insinuation d’une ambivalence concernant le
caractère potentiellement autonome des phénomènes de la culture de masse au
sein de la pratique réelle de la critique vis-à-vis d’objets particuliers. Ses autres
travaux enregistrent cette ambivalence de façon plus abstraite et hypothétique.
Ceci dit, cette étude et d’autres articles comme « Transparencies on Film » se
complètent et prouvent qu’à plusieurs reprises Adorno va au-delà de l’approche de la culture de masse exposée dans sa théorie de l’industrie culturelle.
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Spéculons maintenant brièvement sur la forme que l’analyse du discours de
Thomas aurait pu prendre si elle avait poursuivi la critique dialectique avec
davantage de détermination. Un tel exercice ne peut certes être qu’hypothétique et conditionnel, puisque les enregistrements ou les retranscriptions des
discours de Thomas, tout comme les copies de ses journaux, ne sont pas faciles
d’accès – si tant est qu’ils aient été préservés. Néanmoins, les citations nombreuses et longues qu’en fait Adorno nous fournissent un matériel très riche
pour une interprétation. L’absence de correction du manuscrit d’Adorno évoquée plus haut nous rend donc ici paradoxalement service.
En outre, alors que j’imagine de quoi aurait l’air une physionomie sociale plus
minutieuse du discours de Thomas, je propose une reformulation de l’herméneutique d’Adorno mise en œuvre dans sa démarche de critique immanente.
Adorno analysait toujours la forme d’un objet culturel du point de vue de la
résistance des éléments de l’œuvre à s’accorder avec son idée générale. En
conséquence, la silhouette socio-historique qui émerge encore et toujours des
phénomènes culturels soumis au regard dialectique d’Adorno est celle d’un
individu autonome qui refuse résolument de se conformer aux schémas de
pensée et de comportements dominants dans la société du capitalisme avancé.
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La physionomie sociale anticipÉe : le discours
de Thomas et les promesses en sursis du New Deal
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 183
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On a vu que l’image de la société qu’Adorno extrait du discours de Thomas s’inscrivait solidement dans le moule qui caractérise la plupart de ses
représentations d’une société capitaliste avancée : c’est l’image d’un monde
éliminant en lui-même les particularités structurelles susceptibles d’encourager le développement de l’individualité, notamment en termes de raison autonome et critique. Cependant, si la critique immanente de ce discours adopte
l’herméneutique suggérée plus haut, le discours de Thomas peut être compris
davantage comme l’incarnation d’un ensemble de tensions sociales différentes, et qui sont plus spécifiques sur le plan historique, de la seule lutte de l’individu résistant à l’assimilation à la « fausse totalité » au sein d’un « monde
administré ». Cela implique plus précisément de reconceptualiser le « rapport
spontané à l’objet » dans la critique immanente, comme un moment d’empathie avec le récit d’espoir utopique et, à d’autres endroits, le récit de désespoir
propre au discours de Thomas (Adorno, 1977, pp. 36-37, 58-59).
Les passages cités par Adorno indiquent que ce genre de récit polarisé constitue
une dynamique discursive fondamentale du discours de Thomas. Dans cet esprit
utopique, Thomas décrit sa « croisade » comme l’un des grands mouvements
des gens ordinaires pour aider le Christ à créer le royaume de Dieu sur terre.
Ce mouvement unit ostensiblement ses participants dans une célébration harmonieuse et discriminatoire ouverte de leur but commun, quels que soient leur
sexe, leur « classe », ou leur « race » (Adorno, 1977, pp. 81-83). Selon Thomas,
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Une théorie tournée vers la transformation progressive de la société moderne
doit préserver cette image de résistance, si ce changement dépend de l’action
collective. Encore qu’envisager la critique immanente d’un objet culturel du
point de vue de ce seul rapport entre l’idée générale et les éléments particuliers
limite inutilement la spécificité et la variété des récits sur la société que l’objet
pourrait raconter. Il ne faut pas perdre de vue que si Adorno apprécie la valeur
de l’individualité, ce n’est pas en soi, mais dans la mesure où il l’associe à
la transcendance de l’oppression sociale. De la même manière, il dénonce la
collectivité non pas en tant que telle, mais dans la mesure où elle représente
la persistance de la domination. Ainsi donc, l’herméneutique qu’il faut garder
d’Adorno, dans l’utilisation de la critique immanente pour déceler la physionomie sociale rendue par l’objet, ne relève pas de la polarisation entre l’universel
et le particulier, mais plutôt d’une tension plus générale – dont la polarisation
universel/particulier n’est qu’une des versions – entre un élément exprimant
l’espoir utopique et l’opposé qui représente un compromis désespéré avec les
structures de la domination sociale.
184 Réseaux n° 166/2011
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Malgré tout, Thomas sape ce récit d’espoir et de force par la prédiction d’une
catastrophe imminente et il pousse ses auditeurs à adopter une attitude défensive. Ce récit se projette en partie avec appréhension dans l’assaut d’une nouvelle « Grande Guerre mondiale » probablement encore plus destructrice que
la précédente (Adorno, 1977, pp. 93, 117-119). En outre, prévient Thomas, les
Américains font face au « danger immédiat » d’un putsch communiste déjà
quasiment achevé grâce aux machinations des traîtres présents dans le gouvernement et dans le système bancaire (Adorno, 1977, pp. 96, 101, 138). En
effet, la fin du monde elle-même approche, avec le règne de l’« Antéchrist » en
Union soviétique, la militarisation de l’Europe et de l’Asie, et la prodigieuse
multiplication des catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre
(Adorno, 1977, pp. 45, 51). À l’« heure terrible », quand des « orages » en
tous genres menaceront les fondements mêmes de la Création, Thomas pense
que les véritables patriotes devront revigorer la filiation vitale qui les connectent aux origines de leur peuple (Adorno, 1977, pp. 48, 111, 139). Les citoyens
devront « défendre la liberté qui nous a été donnée par nos aïeux », restaurer
les États-Unis comme « nation chrétienne » en se soumettant à un repentir
national (Adorno, 1977, pp. 103, 109, 129). Par ce repentir, on rétablira la fidélité à « Dieu et à ses lois justes » et on résistera à toute foi idolâtre dans tous
les « textes législatifs qui régleront la conduite de l’Homme » – notamment
les lois prévoyant les indemnités de chômage, qui privent l’individu de « la
joie du travail », « appauvrissent des millions de personnes dans ce pays qui
est le nôtre » et donnent « de l’argent pour rien » aux « millions de personnes
dans ce pays qui ne veulent pas travailler et n’accepteraient pas un poste s’ils
en avaient l’occasion » (Adorno, 1977, pp. 67, 100, 138). Cela signifie aussi
purger du corps national ces « forces diaboliques », ces « forces du mal » qui
menacent la civilisation « occidentale », « anglo-saxonne » et « chrétienne »
(Adorno, 1977, p. 52). Enfin, cela signifie prendre les armes, « aller au front »
et être prêt à mourir (et à tuer) pour « défendre... cette grande institution »
(Stoez & Karger, 1992, p. 10). Le récit désespéré de Thomas préconise ainsi
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un accomplissement matériel et spirituel ultime attend tous ceux qui contribuent
généreusement à la cause, lui apportant leurs ressources et leurs efforts (Adorno,
1977, pp. 41, 73, 99). Néanmoins, cette entreprise préserve et dépend absolument de l’intégrité individuelle de chaque membre, et affirme que l’expérience
personnelle de la vérité est essentielle au « renouveau » collectif (Adorno, 1977,
pp. 52, 109). Thomas exhorte ses auditeurs à avoir le courage de parler avec
franchise et à se faire confiance (Adorno, 1977, pp. 51, 137). En résumé, il prêche autant pour un rajeunissement de la vigueur de l’individu que pour celui de
l’esprit collectif, et il réclame le progrès du projet de démocratisation.
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 185
aussi bien la capitulation de l’autonomie individuelle (de manière plus significative, la citoyenneté autonome sous l’autorité laïque de la loi) que l’endurcissement des attitudes agressives d’exclusion des étrangers qui se trouvent au
coeur de la nation.
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Les partisans du New Deal décrivaient leur programme comme une « croisade » de réintégration des citoyens dans la distribution des fruits économiques de la société. Ils redéfinirent le contrat social américain en lui incorporant
une notion nouvelle et utopique de l’État-providence. Malgré la vigueur et
l’optimisme des cent premiers jours de Roosevelt, la nouvelle administration
installa les premières composantes du « patchwork d’un État-providence »
qui, n’émergeant pas d’une vision sociale cohérente, ne réussit pas à stimuler
suffisamment la croissance pour apaiser la crainte de l’absence d’une reprise
économique, poussa des millions de personnes au chômage et à l’indigence,
et marqua le début d’un modèle durable de programmes administratifs qui
12. Les études principales de la droite chrétienne par les spécialistes en sciences politiques
tendent à présupposer cette distinction élémentaire entre le conservatisme « économique » et
« culturel » (cf. Bruce, 1987 ; Bruce, Kivisto & Swatos, 1995 ; Liebman & Wuthnow, 1983 ;
Moen, 1989 ; Fox, 1992). Allen D. Hertzke reconnaît que la campagne présidentielle de Pat
Robertson en 1988 échoua à intégrer « traditionalisme moral » et égalitarisme économique
d’une manière populiste « classique » (comme le fit Jesse Jackson dans sa campagne la même
année), mais ne commente pas suffisamment sur la fusion positive du « traditionalisme moral »
avec un programme économique néo-conservateur élaboré (cf. Hertzke, 1993).
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Comment la friction entre ces deux récits, si incompatibles en ton et en substance, peut-elle dès lors être décodée par la dialectique comme une figuration du
conflit social ? Il paraît inconcevable qu’une physionomie sociale des émissions
de radio diffusées aux États-Unis en juillet 1935 choisisse en premier lieu des
points de référence empiriques, auxquels pourraient être reliés des moments de
l’objet identifiés à travers la critique immanente, autres que la Grande Dépression et l’émergence de l’État-providence au niveau fédéral résultant du New
Deal. La tension entre les moments narratifs utopiques-triomphants et catastrophiques-défensifs dans le discours de Thomas exprime en effet une tension
fondamentale du début du New Deal. Rappelons d’abord qu’au moment de
la diffusion de ces émissions, les effets de stabilisation économique du Social
Security Act de 1935 ne s’étaient pas encore fait sentir. Quant aux premiers programmes, tels que le Civilian Conservation Corps et la Works Progress Administration, ils constituaient « des mesures intérimaires destinées à occuper les
travailleurs jusqu’à ce qu’un marché du travail viable soit rétabli » 12.
186 Réseaux n° 166/2011
stigmatisèrent les nécessiteux au lieu de répondre à leurs besoins parce que
leur situation est générée par la société 13.
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À la lumière de cette dialectique critique, qui ne peut être considérée que de
manière provisoire en raison de l’absence d’un véritable travail sur les sources originelles, le discours de Thomas témoigne d’un élément propre de protestation contre les conditions de domination socio-économique et un aspect
idéologique, et ni l’un ni l’autre ne ressortent dans l’interprétation d’Adorno.
Cet exercice hypothétique montre au moins qu’une approche critique du discours aurait pu aller au-delà de l’évaluation qu’Adorno fait des émissions de
Thomas en tant que phénomènes de l’industrie culturelle et qu’il aurait pu
aborder le matériel avec la rigueur de la physionomie sociale. Par ailleurs, cet
exercice suggère que la critique dialectique des phénomènes culturels, qu’ils
appartiennent ou non à la culture de masse, n’a pas besoin d’être confinée à
l’herméneutique caractéristique d’Adorno pour procéder à une critique immanente (analysant la structure de l’objet du point de vue du rapport entre général
et particulier) ni à son attention pour seul type de récit de la société capitaliste
avancée, celui de l’élimination des conditions sociales de l’autonomie individuelle. La physionomie sociale peut aussi être réalisée sur le terrain de la
13. Les études principales de la droite chrétienne par les spécialistes en sciences politiques
tendent à présupposer cette distinction élémentaire entre le conservatisme « économique » et
« culturel » (cf. Bruce, 1987 ; Bruce, Kivisto & Swatos, 1995 ; Liebman & Wuthnow, 1983 ;
Moen, 1989 ; Fox, 1992). Allen D. Hertzke reconnaît que la campagne présidentielle de Pat
Robertson en 1988 échoua à intégrer « traditionalisme moral » et égalitarisme économique
d’une manière populiste « classique » (comme le fit Jesse Jackson dans sa campagne la même
année), mais ne commente pas suffisamment sur la fusion positive du « traditionalisme moral »
avec un programme économique néo-conservateur élaboré (cf. Hertzke, 1993).
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En résumé, la coexistence ambiguë d’un sentiment de mission utopique avec
l’adoption de fait d’une posture défensive et discriminatoire était inhérente à
la réponse à la crise économique des années 1930 donnée par le gouvernement
et des chefs d’entreprises. Pour sa part, le discours de Thomas exprimait cette
tension sociale dans sa structure narrative avec le recul de l’élément optimiste
et avant-gardiste au profit de l’élément catastrophiste et rétrograde. De plus,
le discours a sans doute encouragé un consentement au fait que les aspirations
utopiques du New Deal aient culminé dans des mesures défensives selon cette
même structure narrative dans laquelle un appel à réaliser un sentiment communautaire transcendant fut remplacé par un appel aux armes pour défendre
la tradition des véritables patriotes contre les étrangers stigmatisés.
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 187
critique immanente, qui thématise les tensions utopiques et contre-utopiques
dans la structure du récit d’un phénomène, aussi bien que sur la base d’une
conceptualisation empirique spécifique des circonstances historiques.
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À la lecture de « The Psychological Technique of Martin Luther Thomas’
Radio Addresses », il est frappant de voir combien les réflexions d’Adorno sur
les émissions de la radio de droite chrétienne dans les années 1930 sont pertinentes pour l’analyse de phénomènes similaires aujourd’hui. L’accent mis sur
la dimension personnelle et sur l’affectif, la duplicité des meneurs, des hommes puissants de l’élite représentés comme d’humbles croyants de la classe
moyenne, le fait qu’ils incitent étrangement leurs publics à trouver du plaisir
dans une attitude mélancolique de résignation à leur sort, la dénonciation d’un
président démocrate comme le quasi-Führer d’un État-providence démesuré
et dépensier, l’incrimination d’un groupe jugé incapable d’être assimilé, aux
niveaux physiologique, social ou religieux, à l’Amérique chrétienne – tous
ces motifs persistent dans le discours de la droite chrétienne contemporaine.
Ces résonances font ressortir les apports principaux de cette étude sur Thomas, du point de vue de sa capacité à répondre au problème d’aujourd’hui
consistant à comprendre la relation existant entre un conservatisme chrétien
prompt à s’insurger et les structures établies du pouvoir politique et économique. Dans son analyse du conservatisme chrétien comme culture de masse,
Adorno ouvre une voie au-delà de la classification standard des factions de la
droite en conservateurs « économiques » et conservateurs « culturels », deux
groupes dont la coopération est perçue comme opportuniste par la plupart des
intellectuels et des médias, comme une stratégie externe aux buts et aux motivations principales de chaque groupe. L’étude de la manière dont la droite
chrétienne se présente dans la culture de masse, plutôt que le confinement de
l’analyse des changements de politique préconisés par le mouvement et du
montant en dollars ou du nombre de votes et d’appels téléphoniques qu’il a
mobilisés dans ce but, nous livre un aperçu précieux du renforcement de la
tendance à s’accommoder des rapports d’autorité politique et économiques au
sein de la culture chrétienne conservatrice. Indépendamment des intentions
des meneurs, et malgré les effets perturbateurs de certaines activités du mouvement sur les projets des cadres de Hollywood et des gros bonnets du Parti
républicain, la réflexion et le renforcement du statu quo politico-économique
dans la culture de masse du conservatisme chrétien sont des éléments puissants de l’activité de ce mouvement dans la société américaine aujourd’hui.
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Conclusion
188 Réseaux n° 166/2011
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Traduit de l’américain par Anna Rascouët-Prat
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Bien que l’étude sur Thomas offre des aperçus de ce caractère idéologique du
conservatisme chrétien, une lecture judicieuse et critique du texte encourage
les chercheurs d’aujourd’hui à éviter de supposer, comme Adorno, que les seules relations de la culture de masse chrétienne et conservatrice avec la domination sociale sont de nature idéologique. Sur le plan méthodologique, cela
signifie faire un effort sérieux de critique immanente de la culture de masse de
la droite chrétienne conservatrice, de manière à ce que le « rapport spontané
à l’objet » préconisé par Adorno devienne le point de départ d’une pensée
dialectique. Sur le plan politique, les analyses qui se font sur ce terrain sont
en mesure de montrer que les protestations de la droite chrétienne contre la
culture contemporaine dominante ne sont pas qu’un simple rejet réactionnaire
de la libération partielle aux niveaux sexuel, racial et autres, mais sont aussi
l’expression des appels ponctuels à la résistance contre les mêmes conditions
historiques de domination et d’oppression qui sont thématisées par les groupes
progressistes. L’analyse du conservatisme chrétien sous forme de culture de
masse menée par Adorno dans son étude sur Thomas, tout en se préoccupant
du potentiel dialectique de la culture de masse, mais de manière non aboutie
comme on l’a vu, permet d’éclaircir les moments de résistance articulés involontairement par la droite chrétienne. Dans la reconnaissance des manifestations d’une politique utopique – voire d’une foi utopique –, même réprimées
par les tendances idéologiques prépondérantes, réside la possibilité d’une
insurrection populaire véritablement radicale.
Physionomie sociale ou industrie culturelle ? 189
RÉfÉrences
Adorno T. W. (1936), « Über Jazz », in Zeitschrift für Sozialforschung, 5(2),
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